Retour

Un congrès arrive à point nommé dans ma vie d’instit’, qu’est-ce que j’en fais ?

 

     J’ai bien aimé l’article de Sylvie dans le CH’TI QUI de la rentrée… parce que son titre m’a fait m’apercevoir que je suis « foucambertement » un bon lecteur : j’ai lu une bonne dizaine de fois « Un événement arrive dans ma CLASSE… » avant de voir enfin qu’il s’agissait de la vie de Sylvie et non de sa classe ! Et surtout parce que son article disait « JE », et que c’est comme ça que c’est souvent le plus intéressant à partager…

     A mon tour, j’ai eu envie d’écrire sur le congrès, en assumant le « JE », mais j’ai pris beaucoup de temps, le temps que les choses se décantent, s’éclaircissent… Rendre compte d’un événement (encore un !) aussi riche, aussi divers, est une tâche bien trop ambitieuse ! Après Rennes, j’avais voulu témoigner de mon enthousiasme, d’une certaine émotion. C’était pour moi la première expérience d’un congrès, et ce fut marquant ; j’en conserve un souvenir indélébile. A Bordeaux, c’était autre chose, plus « pacifié » me semble-t-il… Plus de « grands anciens » pour donner de la voix, peut-être un climat plus « coopératif »… J’ai donc choisi ici, en quelques mots, de dire ce que ce congrès m’a apporté, d’un point de vue volontairement très personnel, avec l’idée que d’autres, qui en sont au même stade d’évolution que moi, y trouveront peut-être un écho à leurs propres réflexions. C’est d’ailleurs ce que j’avais choisi de faire dans l’atelier « Un événement arrive dans la classe ; qu’en fait-on ? », sans être bien certain du succès de cette démarche… Au moins aura-t-elle peut-être le mérite de susciter la contradiction : je la sens déjà poindre (vertement ?)… L’inconvénient prévisible est que pour certains, ceci ne reviendra qu’à enfoncer des portes ouvertes, tandis que pour d’autres, ça semblera peut-être un peu « lointain », en marge des préoccupations autrement pratiques du moment…

     Donc, pour moi, ce congrès est arrivé à point nommé, en ce sens qu’il a confirmé, conforté ma tendance du moment au recentrage, à la simplification…

     Il me semble en effet que lorsqu’on « entre » en pédagogie Freinet, on endosse un peu les caractéristiques de la perception enfantine : on ne sait pas forcément distinguer l’essentiel de l’accessoire, ou pour le dire autrement, les principes fondateurs de l’avalanche de nouveaux moyens techniques enthousiasmants. Cela peut paraître anecdotique ; ça ne l’est pourtant pas, car est ainsi posé le problème ardu de la formation, de nos interventions, de nos stages ouverts… Le stagiaire qui passe dans nos classes et qui se précipite vers les tableaux de progression ou les boîtes de fiches, qui voit pour la première fois des enfants ne pas tous faire la même chose en même temps, tout comme le nouvel arrivant qui investit une fortune chez PEMF ou ODILON, est quelque part, je pense, « mal aiguillé » ! Ou plutôt, il y a une confusion… Ce que permettent ces outils, nombreux et le plus souvent de très grande qualité, c’est la différenciation, le respect des rythmes individuels, bref le sabordage de la « classe-autobus » !

     Pour avoir été vingt ans instituteur spécialisé, avec comme cahier des charges de base la différenciation, je sais cependant qu’il existe mille façons de différencier, et que les créations personnelles en la matières sont toujours les meilleures (et les moins chères !), puisque par définition les mieux maîtrisées en profondeur… Je sais aussi que tous ces outils sont si séduisants qu’on a tendance à les accumuler, jusqu’à posséder une forêt qui finit par cacher l’arbre !

     Je sais enfin, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en apercevoir, que cette invasion des tableaux, des fiches, des outils programmés, en arrive à constituer un obstacle à ce qu’on voulait faire… si tant est qu’on était bien clair sur cette question dès le départ, ce qui paraît loin d’être évident dans la mesure où l’on commence plutôt par un refus, un rejet de pratiques anciennes que par une adhésion consciente et assumée à des données philosophiques !

    Obstacles ? Oui, je le ressens ainsi, sérieusement. J’ai eu la sensation d’avoir remplacé le maître tout puissant par le plan de travail tout puissant, en changeant beaucoup de choses, mais en laissant les enfants aussi seuls qu’auparavant face à un travail dont ils ne comprenaient que difficilement (ou même pas du tout !) les tenants et les aboutissants.

     Peut-il y avoir coopération dans les apprentissages si les enfants se retrouvent enfermés, finalement très seuls, dans des parcours balisés personnels mais imposés ? L’expression a-t-elle une petite chance de devenir vraiment centrale dans un tel contexte ? Le travail programmé est-il compatible avec le tâtonnement expérimental ? Ce n’est pas un hasard si dans les fichiers qui nous sont proposés, ceux qui ont le moins de succès sont ceux qui relèvent le plus authentiquement de la pédagogie Freinet, c’est à dire ceux qui concernent l’ « incitation à la recherche »… Evidemment, tout ici serait à développer minutieusement, en termes de « tensions » multiples… Fondamentalement, je pense que le principal écueil est que les techniques de travail basées sur toute cette « technologie » ne permettent pas d’impliquer fortement l’enfant dans ses apprentissages ; elles ne touchent pas le sensible, le vital… Je le remarquais bien dans ma petite classe spécialisée : une fois passé l’enthousiasme des premières semaines pour un travail en rupture avec la scolarité synonyme d’échec précédente, voire une vraie reconnaissance d’être pris en compte individuellement, les enfants « s’essoufflaient » assez rapidement, et une arsenal relevant de la motivation extrinsèque redevenait indispensable pour conserver tout le monde au travail !

     Finalement, tout s’est passé pour moi, depuis que j’ai rejoint le groupe, comme un cheminement en deux parties, un « flux » et un « reflux »… Il y a d’abord eu une sorte d’exploration frénétique (sans jeu de mot), presque « gourmande », des nouveaux moyens mis à ma disposition, et l’invasion, la surcharge des outils (fichiers, tableaux, ateliers…), avec pour corollaire une organisation du travail de plus en plus complexe, longue à intégrer, de moins en moins « rentable » si les enfants ne restaient pas dans ma classe au moins deux ans.

     Je pense maintenant que c’était en grande partie inutile, parce que tous ces outils ne m’ont en réalité que permis de faire ce que je savais déjà faire par mes propres moyens, c’est à dire permettre l’individualisation des apprentissages. Comme je me pose toujours beaucoup de questions, avec toujours en ligne de mire la plus grande unité possible, un paradoxe n’a pas tardé à surgir : la multiplication des matériels est apparue comme un obstacle à la cohérence. C’était le cas de manière aiguë en maths, par exemple ; d’une part, les enfants travaillaient seuls sur des outils programmés censés leur faire acquérir des techniques ;  d’autre part, la classe menait des recherches à partir d’événements ; mais il n’y avait aucun lien entre ces deux volets mathématiques… Avec le tout petit effectif de ma classe spécialisée, j’ai pu tenter à un moment de « recoller les morceaux », comme je l’avais expliqué dans l’article sur « Les cachets de Steven »…

     Mais c’est devenu impossible quand je me suis retrouvé devant vingt-cinq élèves… J’ai quand même traîné mon « paradoxe » durant un an, parce que les rails de la programmation me sécurisaient dans mon nouvel environnement. Puis, enfin, excédé par le temps perdu, de plus en plus rétif à tout ce qui n’est pas parfaitement lisible en termes de SENS par les enfants, à tout ce qui n’a pas de liens étroits avec le reste, je me suis décidé en juin dernier à sauter le pas, à me débarrasser de tout mon arsenal de fichiers, de contrats, de tests, de contrôles, de tableaux en maths…

     Ouf ! Depuis la rentrée, je me sens libre et léger, comme délivré d’un carcan, heureux comme tout de cette décision difficile à négocier… C’est le gain de temps qui m’a le plus satisfait dans un premier temps ; temps libéré pour la production : l’an dernier, les plus acharnés des écrivains de la classe avaient produit une vingtaine de textes, alors que cette année, la moitié des enfants ont dépassé ce nombre aux vacances de février ! On forge beaucoup plus, les forgerons mordent là-dedans à pleines dents, et leur compétence s’accroît à une vitesse impressionnante ! L’intérêt de produire beaucoup apparaît de manière évidente, et relativise d’autant le besoin du travail qui relève purement de l’entraînement.

     Maintenant, cette nouvelle attitude de simplification fait « tache d’huile », et c’est le plan de travail (lui-même !) qui risque de passer bientôt par-dessus bord !

     Faut-il affirmer pour autant que les outils sont inutiles ? Bien sûr que non ! Mais les outils doivent être me semble-t-il conçus « en aval », et non plus être l’origine du travail. Actuellement, je m’astreints à fabriquer moi-même des outils (dont des fiches, et même du travail programmé sur de courts laps de temps !) en concordance exacte avec les besoins réels du moment. Ils ne sont plus jamais à la base du travail. Ils ne sont que des prolongements, des entraînements qui font suite à des recherches, à des productions. Ils ne sont plus jamais « décontextualisés » par rapport au travail présent. La généralisation ne se fait plus par un « saut » artificiellement provoqué en dehors du contexte, mais par la multiplication des expériences, retrouvant en cela l’idée d’apprentissages non pas linéaires, mais bien en forme de spirales, comme le schématisait Sylvain dans son dossier sur les « Liens » du Nouvel Educateur. Chose heureuse quand même : les éléments des anciennes voies programmées s’y retrouvent parfois, en « petits morceaux », sortis de la « caisse à outils » qu’évoquait Marcel dans le même dossier !   

     Je pense, en observant et en discutant, que nous sommes tous plus ou moins consciemment et ouvertement un peu « obsédés » par cette volonté de simplification. Faire simple, c’est rendre ce que nous faisons plus léger et « portatif », je veux dire plus facilement transférable, susceptible d’être adopté par des enfants qui ne sont pas nécessairement formés à des procédures de travail très complexes, d’où économie de temps… Mais c’est aussi devenir, peut-être, assez « illisible ». Pour être allé dans quelques classes, il me semble que plus c’est simple, plus c’est performant ; mais il me semble aussi, paradoxalement, que plus c’est simple, plus c’est difficile à comprendre de l’extérieur, dans la mesure où les ressorts sont moins visibles, avec des « signes extérieurs » de pédagogie Freinet (ou supposés tels) en voie de disparition ou carrément absents !

     Quel rapport avec le congrès ? Il est fort ! Cette simplification que je recherchais, elle est apparue de manière aveuglante au travers des trois grandes entrées choisies : EXPRESSION, TÂTONNEMENT EXPERIMENTAL et COOPERATION. Toute la cohérence est là. Et l’invitation à revisiter nos pratiques par ces trois éléments de lecture m’apparaît rétrospectivement comme absolument géniale ! Si j’ajoute à cela ce que m’a appris mon frère sur la motivation et l’attention, j’ai dans les mains une sorte de « filtre » par lequel j’analyse tout ce qui peut se passer dans ma classe une fois la mise au travail assurée ; et tout ce qui ne passe pas dans ce filtre est, ou va rapidement être systématiquement rejeté. Il s’agit de quelques questions simples, que je livre sans ordre particulier : cette activité  a-t-elle une origine évidente dans le questionnement d’un ou plusieurs enfants ? A-t-elle un SENS facilement perceptible par eux ? Répond-elle aux critères de la « motivation intrinsèque » ? Sinon, les enfants vont-ils percevoir en quoi elle leur sera profitable (« régulation identifiée ») ? Va-t-elle permettre au tâtonnement de s’exercer ? Sur la base de ce qui sera au départ une production personnelle, pourra-t-on communiquer, échanger, construire coopérativement quelque chose que le groupe entier va s’approprier ? Liste nullement limitative ; mais toutes ces questions tournent autour des mêmes soucis : cohérence, liens, sens… Elles me rendent plus faciles les choix parfois douloureux que j’ai à opérer dans le flot des possibilités qui s’offrent à moi dans les apports des enfants.

     Entre parenthèses, j’y reviens, cette réflexion me pose évidemment le problème des interventions en formation continue. Que dire ? Que montrer ? Vers quoi aiguiller ? A cet égard, le dernier stage, en novembre, m’a laissé pour le moins dubitatif ! Avec Agnès, nous pensions avoir été clairs, convaincants… C’est d’ailleurs ce que nous renvoyaient les collègues stagiaires. Mais la lecture du document de stage réalisé au fur et à mesure par un « secrétaire » différent chaque jour nous a plongé dans l’expectative… Les incompréhensions ont été multiples, allant même, ça et là, jusqu’au contresens absolu ! Rendre compte d’une « systémique » aussi complexe que la pédagogie Freinet n’a rien d’évident. Les imbrications profondes rendent difficile, voire impossible un éclairage satisfaisant à partir d’éléments considérés isolément… tant que l’on vise à donner une idée globale, une vision d’ensemble sur laquelle on posera ensuite des techniques. Je crois maintenant que si nous voulons toucher un plus grand nombre de collègues, il nous faut franchir un pas que par réserve, par pudeur, par louable mais excessive modestie, ou je ne sais trop quelle autre coquetterie, nous nous refusons à franchir : c’est celui de passer au purement pratique ; on nous réclame des recettes ? Donnons-les ! Au lieu de commencer par l’histoire du mouvement Freinet, les invariants, etc… expliquons directement comment enclencher l’expression, comment organiser des conférences d’enfants, comment centrer l’étude de la langue sur le texte libre. C’est, je l’espère, la réussite de ces avancées-là qui donnera envie d’aller plus loin, de généraliser une philosophie nouvelle, de chercher des éclairages théoriques…     

     Je reprends le fil… Le congrès ne fut pas seul à tomber au bon moment : parallèlement, des échanges richissimes avec mon super-corres’ ont remis opportunément quelques pendules à l’heure. Parmi cent autres choses, j’ai ressenti fortement cette incitation à réfléchir « à l’endroit » : ce qui est déterminant, c’est ce qu’on VEUT faire ; et les outils pour le faire en découlent logiquement et simplement ( ? )… Encore faut-il savoir ce qu’on se VEUT et ce qu’on PEUT amener aux enfants… Et si l’on se force à répondre au moins en partie à cette question si complexe, on trouve une autre sorte de libération : celle d’assumer pleinement ce que l’on est, celle de cesser de se croire neutre, celle d’accepter que d’une manière ou d’une autre, nous « formatons » les enfants dont nous avons la charge (chose que j’ai longtemps refusé, aveuglé par une sorte d’éthique de la neutralité !). 

     Finalement, pour conclure cet article au nombrilisme assumé, j’ai aujourd’hui un certain sentiment de sécurité et de liberté. Sécurité parce que je sais mieux qu’il y a seulement six mois ce que je VEUX, et parce que j’ai trouvé la cohérence que je cherchais. Liberté parce que dans ce cadre, j’évolue très à mon aise sans aucune contrainte non assumée. Et ça me permet de ne plus craindre le contradicteur, de prendre une distance, une assurance (ceux qui me connaissent un peu seront surpris !)… De plus, si la route paraît encore très longue, je sais au moins, maintenant, un peu plus ce vers quoi je tends…

     Merci encore à toutes celles et tous ceux qui ont pensé et organisé ce congrès !