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LE TEXTE LIBRE ET L’ETUDE DE LA LANGUE

 

     Ce texte a été rédigé en deux fois, à deux époques différentes. J’ai écrit la première partie, consacreé au texte libre, alors que je travaillais dans l’enseignement spécialisé, dans le cadre très particulier de l’école annexée à une MECS (Maison d’Enfants à Caractère Social). Il n’est pas anodin de le préciser, dans la mesure où presque malgré moi, j’ai été « gagné » par l’approche assez psychanalytique des destins d’enfants, parfois tragiques, qui y régnait. Cela se retrouvait logiquement dans la lecture que je pouvais faire de l’expression des élèves qui m’étaient confiés, ainsi que dans la manière dont j’envisageais par exemple la technique de la « réponse ». Ayant pris conscience de cela, j’ai retravaillé cet écrit, en essayant (mais avec quel succès ?) d’en expurger tout ce qui me semblait trop étroitement lié à ce cadre de travail si spécifique. Toute la partie consacrée, justement, à la « réponse », a été supprimée et remplacée par l’article « Le passeur de cultures » du Nouvel Educateur ; la « réponse » y est nettement définie comme une ouverture vers la culture adulte, au lieu du rôle d’incitation à une expression profonde de soi que je lui avais attribué abusivement…J’ai aussi essayé d’y introduire des éléments de réflexion plus actuels, en fonction de ma nouvelle expérience en milieu « ordinaire » (si ce terme a un sens…). La seconde partie, traitant de l’étude de la langue à partir du texte libre, a été écrite deux ans plus tard, alors que j’avais regagné l’enseignement « ordinaire ». Elle n’est que la « photographie » d’une pratique à un moment donné, dans laquelle ne manquent ni les contradictions, ni le flou, ni les questions non résolues, qui pose autant de problèmes qu’elle en résout, et bien évidemment susceptible d’évolution, avec d’ailleurs quelques éléments très récents ajoutés « en dernière minute ». La part personnelle dans ces deux articles est très restreinte. Mon but au départ était de tenter une synthèse de ce que j’avais appris depuis mon entrée dans le groupe du Nord du Mouvement Freinet, afin de faciliter le travail des « nouveaux »…Il faut donc lire ces lignes comme une sorte de « compilation » d’éléments issus de lectures et surtout reçus de camarades chevronnés, parmi lesquels je tiens à citer particulièrement Sylvain Hannebique, Marcel Thorel et Jean-François Denis, qui a accepté de relire tout cela et d’y apporter ses remarques pertinentes.

  

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LE TEXTE LIBRE

 

Qu'est-ce que le texte libre ?

 

     Le texte libre constitue, comme la correspondance scolaire, l'une des techniques emblématiques  de  la  pédagogie Freinet, largement connue mais pourtant souvent mal comprise, car bien souvent critiquée sur la base de pratiques "déviantes", hors de son contexte. Il y a en effet plus que des nuances entre le texte libre authentique et ce qu'on a parfois mis sous son nom abusivement, telles certaines "rédactions à sujet libre" totalement déconnectées de l'esprit de Freinet et de ses continuateurs. En pédagogie Freinet, sa pratique est intégrée à une organisation coopérative du travail, parallèlement à d'autres techniques d'expression (avec des imbrications complexes), avec une part aidante du maître étrangère à toute supposée non-directivité. Pour cerner ce qu'est -et ce que ne doit pas être- le texte libre, Pierre Clanché ("L'enfant écrivain - Génétique et symbolique du texte libre", Païdos - Le Centurion) énonce cinq "invariants" :

     1. Le texte libre ne doit pas être isolé d'autres pratiques d'expression (dessin, musique, expression corporelle, sculpture…) qui interagissent les unes sur les autres : "C'est en enlevant à l'écriture son statut de moyen privilégié, voire exclusif, de l'expression, qu'en fait on la libère."

     2. Le texte libre est tributaire d'outils, lesquels se situent beaucoup moins en amont (papier et crayon) qu'en aval : le devenir du texte, son "avenir communicatif". Garantissent ainsi son "horizon communicatif" des moyens techniques (l'imprimerie, le traitement de texte) et sociaux (correspondance, albums, journal scolaire).

     3. Le texte libre doit échapper à toute tentation "scolastique". "Avant d'être un moyen d'apprentissage de la langue, le texte libre est une pratique de communication. La pédagogie Freinet, en faisant s'exprimer AVANT les apprentissages du vocabulaire et de la syntaxe, renverse l'ordre d'apprentissage traditionnel."

     Le texte peut être qualifié de libre parce qu'il repose sur un certain nombre de libertés réelles : choix de la taille du texte, de son rythme de production, choix du thème, absence de pression sur les erreurs orthographiques et les incorrections syntaxiques.

     4. Le texte libre n'est ni évalué ni jugé. Il ne s'adresse d'ailleurs pas expressément au maître, mais à un ensemble de lecteurs potentiels dont, avant tout, l'ensemble de la classe qui a tout loisir de questionner l'auteur.

     5. Le texte libre ne saurait en aucun cas constituer la seule pratique d'écriture de la classe Freinet. Les élèves doivent avoir des occasions multiples de produire une grande variété de types d'écrits. Le texte libre ne peut à lui seul permettre une exploration suffisante de tous les usages du texte. En revanche, il prend dans l'ensemble des pratiques d'écriture une spécificité littéraire.

 

     Paul Le Bohec ("Le texte libre... libre !", Ed. Odilon) met par ailleurs en garde contre de nombreux dangers de déviation, en tête desquels il place le glissement facile vers un "texte asservi" : "C'est qu'il faut faire terriblement attention : les enfants ont une grande plasticité; ils sentent merveilleusement les travers et les manies du Monsieur et donnent ce que le maître attend d'eux. Mais ce faisant, ils ne donnent pas ce qu'ils pourraient attendre d'eux mêmes." Il faut se garder soigneusement des dérives "scolastiques", éviter le piège qui consisterait, "au lieu de rehausser, (à) amincir le langage, l'aristocratiser, en faire une jonglerie inconsistante." Il est donc important pour le maître de "travailler" sa largeur d'esprit pour tout accepter: "Des phrases qui nous semblent banales de l'extérieur sont peut-être plus chargées de vie qu'on ne le croit pour ceux qui les vivent." Le texte libre ne doit pas non plus devenir "un moyen de satisfaire des pulsions d'enseignant de grammaire et d'orthographe."

 

     Mes réflexions [à la suite de ma lecture de ton travail sur le texte libre] touchent essentiellement à la question de la culture et de son élaboration dans la classe. Autrement dit du rapport qui s’installe entre le maître et l’enfant au regard du texte qu’il a écrit, de la genèse de ce texte mais aussi de sa qualification voire de son évaluation, même si nous nous défendons bien, comme tu le rappelles, d’évaluer, au sens scolaire du terme, les productions des enfants. Bref, j’aimerais remettre l’enseignant au centre de la pratique du texte libre.

     Je voudrais aussi te faire partager l’idée que s’exprimer est à la fois un acte d’apprentissage et aussi un objet d’apprentissage. S’exprimer s’apprend et s’exprimer aide à apprendre. Nous y reviendrons quand nous parlerons de la place des textes que nous proposons en accompagnement.

     Pour commencer, je voudrais préciser ce que je conçois du texte libre. C’est pour moi, avant toute autre chose, un texte, c’est à dire un objet écrit, le plus souvent porteur de sens pour les autres, définitivement porteur de sens pour celui qui l’a écrit. Je pense en même temps que le texte libre est un objet pédagogique. Il n’existe qu’à l’école. Nul part ailleurs, il n’est pratiqué. Non pas qu’il n’y serait pas utile. Mais c’est un enseignant qui en a forgé le concept et c’est dans les classes qu’on le produit. Ce concept a été inventé en opposition au caractère impositif de l’école et le terme libre est la marque de cette opposition. Je pense qu’il garde actuellement cette validité d’opposition au système scolaire classique mais qu’en même temps, cette qualification nous empêche de progresser en mettant en avant la contrainte de cette liberté que nous promouvons. Je veux dire par-là, qu’une fois que j’ai admis le caractère nécessairement expressif de l’écrit, le texte libre est avant tout un texte. Et que je te propose que nous le regardions comme tel.

J.F. Denis

 

 

Quelques critiques du texte libre

 

     Dans Le Nouvel Educateur n°61 de Septembre 94, un dossier coordonné par Janou Lémery a recensé les principales critiques adressées à la pratique du texte libre et collecté les arguments propres à les réfuter. Pour synthétiser, ces critiques peuvent être regroupées en cinq catégories :

 

     Des critiques concernant l'adjectif "libre". Un texte ne pourrait être qualifié de "libre" puisque le seul fait qu'une expression implique théoriquement un destinataire induit certaines contraintes...

     Cette querelle sémantique n'a pas grand intérêt, mais il est possible de montrer que cette notion de liberté est quand même une réalité et va plus loin qu'il n'y paraît. Outre l'idée des libertés de contenu, de forme et de fréquence évoquées dans les "invariants", il faut prendre en compte le fait que le texte libre symbolise une rupture avec la soumission de l'enfant. Le texte libre choisi, imprimé et socialisé s'oppose ainsi à la rédaction imposée et confinée à la classe. Cette possibilité de choix contribue à faire prendre conscience d'un pouvoir, ce qui revêt une dimension "politique". De plus, tout texte n'a de destinataire que librement consenti par l'enfant lui-même ; il peut écrire à d'autres, pour d'autres... Il peut aussi prendre conscience du droit de n'écrire que pour lui seul. 

 

     Des critiques concernant la précocité de l'expression écrite liée à la pratique du texte libre. Selon Evelyne Charmeux, par exemple, la pratique d'une expression écrite libre dès les débuts de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture est à la fois impossible et dangereuse. L'expression est un objectif, pas un point de départ, puisque l'enfant ne peut entrer dans une pratique dont il ne connaît rien.

     Mais peut-on vraiment apprendre à lire et à écrire et développer une profonde appétence avec ces outils si l'on ne sait pas pourquoi ? Comme l'écrit Pierre Clanché, "L'institution scolaire pense, à tort, qu'il faut savoir COMMENT écrire avant de se demander POURQUOI écrire. Ce qui compte pour les jeunes, c'est de savoir POURQUOI écrire et POUR QUOI (c'est à dire pour quelles causes). La question du COMMENT est à la limite subsidiaire." On peut prouver, par la pratique quotidienne, que les enfants ont soif d'expression et de communication, pour peu que l'accueil, le respect, la liberté (et la rigueur qu'elle suppose !) existent.

     Dans le même registre, laisser un enfant produire un texte sans lui proposer un sujet serait le laisser se confronter à son propre vide… Affirmation à vrai dire incompréhensible pour quiconque a laissé à ses élèves la liberté d'écrire dans un climat adéquat, lu de nombreux textes d'enfants et constaté les effets libérateurs d'une telle pratique.  Comment parler de "vide" devant tant de richesses ? L'enfant n'aurait-il par définition rien à dire ?

 

     Des critiques concernant la qualité du fond. Les résultats obtenus seraient d'une grande banalité et le langage trop spontané.

     Si l'on veut bien admettre que le texte libre a une spécificité littéraire et qu'il s'agit d'un authentique moyen d'expression par l'écriture, au nom de quoi peut-on porter un quelconque jugement sur son contenu ? Il est certes parfois difficile d'en comprendre la valeur pour celui ou celle qui l'a écrit, et c'est précisément pour cela qu'il importe tant de ne pas le juger. Ce qui paraîtra banal au lecteur, surtout s'il ne connaît pas bien l'enfant, peut très bien contenir une charge affective "invisible" mais particulièrement importante. Cela renvoie à la fonction même du texte libre. (Voir dans "L'enfant écrivain" de Pierre Clanché le passage intitulé "Eloge de la banalité", pages 171 à 173.) Il ne faudrait pas pour autant oublier la qualité renversante de certains textes !  Cette critique passe aussi sous silence cette "part du maître" faite de sensibilité et d'accueil des écrits même les plus humbles (voir à ce sujet le dossier "Le passeur de culture", dont il sera encore question plus loin, à propos de la "réponse", dans Le Nouvel Educateur n° 95 de Janvier 1998). L'enfant écrivain écrit seul mais n'est jamais seul : il est membre d'une communauté coopérative, culturellement et socialement riche et "savante".

 

     Des critiques concernant la qualité de la forme. Quant à la qualité du langage, peut-on exiger des enfants d'écrire dans une langue qui n'est pas la leur ? Il y aurait là une possible négation de leur culture, voire de leur personne. Il importe donc de distinguer qualité formelle et valeur affective, de ne pas juger négativement un texte factuellement incorrect mais expressivement investi. La question centrale est ici celle de la fonction première de l'écrit. Si l'on veut ancrer dans l'affectivité des enfants l'écriture comme vrai vecteur d'expression, on comprend qu'il est primordial de ne pas porter prématurément de jugement a priori sur sa valeur linguistique... (Il faudrait ajouter « …en conformité avec les attentes d'écrits scolaires".)

     Au total, la notion même de jugement est à bannir, comme tout, d'ailleurs, ce qui pourrait inhiber l'expression ; et toute réflexion sur le texte libre doit prendre en compte sa fonction psychologique.

 

     Les critiques sur l'absence de souci du "comment". Les maîtres faisant pratiquer le texte libre à leurs élèves ne joueraient pas leur rôle pour les amener à un langage plus élaboré. D'une part, cette critique repose en partie sur la croyance injustifiée selon laquelle le texte libre serait la seule activité d'écriture dans les classes Freinet. D'autre part, observer un enfant dans son acte d'écriture, c'est une possibilité unique de comprendre "de l'intérieur" ce qu'est pour lui le "comment". Ce peut être la base d'un travail sur l'écrit au plus près des besoins de l'enfant, vraiment, en l'occurrence, "au centre des apprentissages" (voir à ce propos le dossier "Tisser des liens" dans Le Nouvel Educateur n°119 de Mai 2000).

 

 

Pourquoi pratiquer le texte libre

 

     En un peu plus de trois lustres de métier, j'ai pu essayer différentes formules pour former des élèves producteurs d'écrits, de la très traditionnelle rédaction aux chantiers d'écriture "dernier cri"... pour constater généralement l'inefficacité technique de ces approches, une déroutante lenteur dans les progrès et surtout l'absence d'un intérêt personnel et vraiment enraciné chez les élèves. Comme il est souvent difficile de prendre suffisamment de "hauteur" pour s'auto-critiquer efficacement, c'est essentiellement lors d'un stage (production d'écrit et grammaire de texte, Dunkerque, Février 1996), et plus précisément en observant une classe en situation d'écriture (un texte narratif à modifier en changeant les personnages et un "objet magique", et en s'appuyant sur la structure du modèle, dans le cadre général d'un projet d'écriture d'un conte), que j'ai pu me livrer à un questionnement "productif" et prendre conscience des insuffisances de ma propre pratique. C'est à la suite de cette réflexion et d'un stage organisé par le groupe du Nord de l'ICEM ("Classe coopérative: s'exprimer, apprendre seul et avec les autres", Lille, Déc. 97 et Mars 98) que j'ai adopté la technique du texte libre, et plus globalement celles de la pédagogie Freinet...

 

     ... pour répondre à des questions de fond. Voir peiner des élèves sur une production d'écrit "dirigée" m'a donné l'occasion d'un déballage désordonné d'interrogations, non pas seulement sur cette séance proprement dite, mais sur les conditions d'écriture à l'école en général:

     - Des questions relatives à la motivation. Quel est le degré d'implication personnelle des enfants dans l'activité ? A ce moment précis, ont-ils envie d'écrire, et plus particulièrement d'écrire "ça" ? Quel est l'avenir de cet écrit: sera-t-il lu, diffusé...? 

     - Des questions relatives à la notion même d'expression écrite. Le texte produit a-t-il une autre finalité que celle d'être un exercice ? Et le projet qui le justifie est-il réellement porteur dans l'esprit des enfants ? Est-ce vraiment une activité d'expression, susceptible de contribuer à l'épanouissement de la créativité ? Et dans le cas précis de cette séance, est-il possible de "dire" quelque chose de soi dans le cadre rigide de la rédaction soumise à un modèle ? Est-ce bien, au fond, un exercice d'écriture ? N'est-ce pas plutôt un exercice de lecture utilisant la réécriture comme moyen de bien cerner les caractéristiques du texte narratif ?

     - Des questions relatives à l'espace d'expression et de liberté dans la classe. Les élèves ont-ils le loisir d'écrire par ailleurs ce que bon leur semble, sans soumission à ce genre de "...à la manière de..." ? Ecrit-on parfois pour "dire" et non pas seulement pour apprendre à écrire ?

     - Des questions relatives à la place de la pratique de l'écriture dans le cadre global de l'étude de la langue, par rapport à l'orthographe, la grammaire, la conjugaison, etc...

 

     ... pour favoriser une authentique expression. Globalement, la constatation qui s'est peu à peu imposée à moi est que les démarches de production d'écrit de la pédagogie traditionnelle ne permettent que peu, sinon pas du tout, une véritable expression, et donc n'oeuvrent pas efficacement à l'instauration d'un rapport intime positif à l'écriture. L'ancrage affectif de l'acte d'écrire me semble pourtant une fondation essentielle (tout comme la perception de sa fonction de communication, en ce sens qu'il donne une place dans le groupe et permet ainsi, petit à petit, la restauration ou la construction d'une estime de soi), a fortiori lorsqu'il s'agit d'enfants de milieux défavorisés, pour lesquels le rapport au savoir en général et le rapport au monde de l'écrit en particulier devrait donner lieu à une réflexion de fond préalable.

     Il ne me semble pas oiseux de s'interroger sur ce que l'on entend véritablement par "expression" à l'école... Ce que je trouve gênant dans tout ce que j'ai pu lire récemment sur la production d'écrit (y compris ce qui semble "en vogue" dans les IUFM), c'est que presque tout y est conçu en référence à des modèles. Le travail du groupe de recherche d'Ecouen ("Former des enfants producteurs de textes", Ed. Hachette-Ecoles) par exemple, fait un pas dans le "bon sens", puisqu'on y insiste sur la "nécessaire construction d'une représentation positive de son interaction avec l'écrit" (mais sans donner de pistes d'action concrètes), et sur le fait "qu'on n'apprend pas à écrire à un enfant, mais que c'est lui qui apprend à écrire (avec notre aide et celle de ses pairs)". Il s'agit d'oeuvrer dans des projets "pour de bon", avec des choix pédagogiques dans lesquels je pourrais me reconnaître ("des enfants actifs dans un milieu qu'ils gèrent"). Mais il reste tout le lourd carcan à mon avis contradictoire du "chantier" avec ses objectifs, calendriers, tris de textes, réécritures, grammaire de texte, grammaire de phrase, systématisation linguistique, etc... La finalité reste le balayage de sept types de textes. Il s'agit toujours d'une expression "au service" d'apprentissages prioritaires, et l'écriture reste une "matière". On écrit bien plus pour apprendre à écrire que pour s'exprimer, même si la situation réelle de communication est recommandée. Cet exemple, tableau résumant la démarche utilisée dans "Projet écrire" (Accès Editions), témoigne bien de cette conception ; et n'est-il pas choquant, ou tout au moins problématique d'y voir assimilés réécriture et expression

 

 

 

La démarche comporte 6 étapes

 

 

          Lecture, analyse                                                            Lecture et analyse de textes d’un même type

   1                                                                                                                               +

          Lecture, analyse                                                     Recensement des critères de fonctionnement des textes

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   2     Grammaire, vocabulaire, orthographe                                   Mise en place d’outils et d’aides

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          Ecoute                                                                                       Mise en situation d’écriture

  3                                                                                                                         +

          Expression écrite                                                                    Production d’un premier texte

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  4      Lecture, écoute, analyse, grammaire, orthographe             Evaluation formative par le maître

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        Expression écrite                                                                                   Réécriture

5                                                                                                                                                                                                                         +

       Ecriture, soin                                                                               Mise en page définitive

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6                                                                                                                                                                                                             Evaluation finale

 

 

    

     C'est cet état d'esprit que stigmatise avec humour Paul Le Bohec dans ce "Dialogue fictif à propos d'une réalité" (Le Nouvel Educateur n°112):

     "Collé sur un cahier de français de CM1, j'ai lu récemment un texte photocopié : COMMENT CONDUIRE UN RECIT HISTORIQUE ? Suivait une dizaine de lignes de consignes précises. Ca me paraît être un style de grammaire de la production très répandu dans les écoles et les collèges.

- Oui, il faut tout leur expliquer: comment rédiger un compte rendu, comment remplir une lettre de réponse au correspondant, leur donner l'idée de mettre des rubans dans des arbres. Il faut bien les aider: ils n'ont jamais aucune idée personnelle.

- Et après, est-ce qu'ils écrivent des récits historiques ?

- Oui, au moins celui qu'on leur a demandé.

- Est-ce qu'ils n'auraient pas plutôt envie d'écrire des contes ?

- Si, évidemment, mais là, attention ! Il y a aussi des règles de composition à respecter: le héros, l'opposant, l'adjuvant, les épreuves, la récompense, etc... (Vladimir Propp). Mais j'ai beau leur fournir beaucoup de solides outils de ce type, ils n'écrivent pas. Alors qu'au CP...

- Est-ce que tu leur fais confiance en les laissant libres de choisir leurs sujets et leurs formes ?

- Non, pourquoi? Quelle question !"

     J'en reste avec l'impression qu'écrire à l'école, c'est toujours "remplir un cadre". Et pour remplir ce cadre correctement, selon les normes, il y a toute une lourde batterie "d'avants" et "d'après", du tri de textes à la « nième » réécriture. Bref, il me semble que le souci formel l'emporte largement sur l'expression elle-même. Le "comment" prime sur le "quoi" et le "pourquoi". Il y a là toute une conception tristement "mécaniste" de la littérature...

     On peut en trouver un exemple assez représentatif dans la manière de concevoir la création poétique, essentiellement envisagée comme manipulation de structures (vers, rimes...) et de soumission à des contraintes, mais en dehors de toute considération sur un "contenu" qui serait spécifique à la poésie. Si l'on s'en tient strictement à un tel point de vue, un article de la rubrique "Faits divers" de la VOIX DU NORD transcrit en alexandrins serait assimilé à un poème, mais pas l'un des "Petits poèmes en prose" de Baudelaire... Paul Le Bohec cite une lettre lui ayant été adressée par Freinet, dans laquelle il est justement question d'un contenu spécifiquement poétique :

     "Mais je dirai par contre (...) l'importance de la poésie dans nos écoles. Je définis ainsi la poésie: il y a des choses qu'on raconte parce qu'on les a vues ou qu'on explique aux correspondants. C'est, si on veut, le rayon Faits Divers. Il est nécessaire car il est une forme d'expression. Mais il y a une autre forme qu'on néglige trop souvent, c'est l'expression de ce qu'on voit au-dedans de soi, ou qu'on sent lorsqu'on ferme les yeux; ce sont les bruits à peine audibles qu'on sent et qu'on respire lorsque, dans la nuit, on écoute la forêt bruire; ce sont toutes les pensées et les sentiments qui sont en nous et qu'il est si difficile d'exprimer, et qui ont pourtant, on le reconnaît aujourd'hui, une importance si décisive."

     On est ici au coeur de la distinction qu'il est indispensable de faire entre l'écriture et l'écrivance. Pour simplifier, l'écrivance peut être définie comme de l'écrit "obligé" (compte-rendu, résumé, texte injonctif, courrier officiel, etc...) dans lequel l'expression personnelle tient une place réduite ou inexistante. Cette expression personnelle, c'est justement l'écriture qui en est le vecteur, dans le registre littéraire qu'évoque le cinquième "invariant" de Pierre Clanché. Ainsi, le texte libre se positionne comme moyen d'accès à l'écriture, alors que la production d'écrit traditionnelle qui vise à explorer les différents usages du texte relève davantage de l'écrivance. Bien mieux que l'élève "déterminé" comme écrivant par les démarches classiques, l'enfant produisant des textes libres aura l'occasion, peu à peu, de rencontrer l'écriture dans un rapport de sympathie intime et deviendra un écrivain.

     Si la construction d'un tel rapport personnel et intime à l'écriture se trouve négligée à l'école, il y a bien une "scolastisation" de l'écrit, et cette constatation amère de Paul Le Bohec ("Rémi à la conquête du langage écrit", Ed. Odilon) peut malheureusement s'avérer pleinement justifiée :

     "La plupart des Français ont abandonné le stylo dès qu'ils ont pu échapper à l'école, parce qu'ils avaient été contraints de travailler sur la forme et non sur le fond. Sur le dessin des mots et non sur leur goût, leur couleur. Et ils ne le reprennent guère que pour remplir des feuilles administratives. Combien d'entre eux sont tombés dans l'illettrisme, alors qu'ils auraient pu avoir entre les mains un outil qui aurait su leur apporter un peu plus de plaisir de vivre. Ca, pour moi, c'est inacceptable. C'est, à mes yeux, une frustration organisée, une dépossession, une spoliation, un vol."

 

     ... pour dédramatiser l'écrit et lui donner du sens. A mon avis, la plus grosse "faille" des pédagogies traditionnelles de la production d'écrit est qu'elles éludent un préalable essentiel en ignorant la question: "Quel est le rapport de CET enfant avec l'écrit ?" ou: "Quel est son rapport social à l'écriture ?" Dans mon ancien domaine de travail, celui des étiquetés "cas sociaux", cette question était d'autant plus cruciale que la norme familiale était l'illettrisme, et même parfois l'analphabétisme complet (par exemple sept élèves sur dix dans ma CLAD pendant l'année scolaire 1997-98). Lire et écrire ne constituent donc pas chez ces enfants des actes "naturels" positivement connotés socialement et dont l'utilité paraît évidente. Les parents confrontés à une lettre, un bulletin, un courrier administratif offrent à leurs enfants le spectacle du malaise et de l'impuissance. Et dans la majeure partie des cas, en raison de scolarisations problématiques, l'école maternelle n'a pu jouer de ce point de vue son rôle bénéfique. La conséquence est double: l'écrit est perçu par l'enfant comme un "monstre" non maîtrisable, et sa maîtrise éventuelle pourrait devenir l'occasion d'un "conflit de loyauté" avec sa famille.

     Il me semble donc que la question première à se poser, lorsqu'on est chargé des apprentissages fondamentaux auprès de ce genre de public, n'est pas: "Comment vais-je leur apprendre à lire-écrire ?" mais: "Comment vais-je induire une compréhension de l'utilité du lire-écrire et un rapport positif avec ces outils ?" Faute de tenir compte de cette nécessité, on bâtit (difficilement !) sur du sable des techniques coupées de la vie et privées de sens qui ne seront jamais intégrées. C'est une question de techniques mais également une affaire de temps. Peut-être faut-il savoir à cette occasion en perdre un peu ? Le gain par ailleurs est tellement important ! Après quelques années de tâtonnement, je pense que le texte libre et la correspondance scolaire sont dans le domaine de la langue des réponses plus que satisfaisantes à cette préoccupation.

     Dans cette perspective, que je crois juste, de "dédramatisation et d'appropriation individuelle de la chose écrite" (Pierre Clanché), la scolarisation de l'écrit est une erreur fatale si elle intervient d'emblée. Je crois au contraire à la nécessité absolue de laisser écrire totalement librement, de ne demander aucun écrit "sur", mais de donner les moyens d'une expression très personnelle dans des situations de communication "vraie".

 

     ... pour que l'enfant puisse "faire le tour de sa maison". Cette libre expression revêt en outre un rôle d'intégration. Comme le souligne le psychanalyste Jacques Lévine ("Regard d'un psychanalyste sur la pédagogie Freinet", Le Nouvel Educateur n°99), les enfants en difficulté ne sont pas immédiatement disponibles pour la classe. Il leur faut "déposer" des préoccupations venues d'ailleurs, se "désencombrer de (leurs) blessures". Il cite Freinet qui affirme que l'enfant qui se libère ainsi "fait ce que fait l'animal qui lèche sa blessure"... Freinet écrit par ailleurs que "l'enfant doit d'abord faire le tour de sa maison", c'est à dire s'équilibrer soi-même avant de s'ouvrir au monde extérieur. Le langage joue un rôle de libération.

     Les enfants parmi lesquels j’ai travaillé pendant vingt ans, dans la petite école d’une maison d’enfants à caractère social (parmi des collègues éducateurs, psychologues… et donc dans une ambiance très emprunte de psychanalyse), avaient effectivement beaucoup de "blessures à lécher". Outre le fait qu'ils se libéraient en écrivant, ils me permettaient par leurs textes d'entrer dans une bien meilleure compréhension des individualités que j'avais en face de moi. Il y a une sorte de dialectique qui s'instaurait autour de l'expression : parce que je connaissais, dans la mesure du possible, la problématique de chaque enfant, je pouvais donner un sens à ce que contenaient les textes de manière parfois très symbolique, et les contenus enrichissaient à leur tour ma perception des problématiques.

     Avec le recul, et l’expérience que j’ai acquise du travail en milieu « ordinaire » depuis trois ans, je pense que c’était une conception des choses un peu dangereuse…

     Jean-François Denis m’avait d’ailleurs mis en garde contre une telle dérive dès notre première année de correspondance :

 

   Je souhaiterais relever l’approche pratiquement psychanalytique que tu as du contenu de certains textes. Depuis 1981, date à laquelle je suis rentré à l’ICEM, je me suis battu contre ces pratiques qui, tout en déclarant qu’elles ne le faisaient pas, tentaient de rapprocher la vie des enfants, parfois douloureuses et le contenu de leurs textes libres. Comme tu le dis si justement, nous ne sommes pas des psychanalystes. Alors, si nous ne le sommes pas, ne mettons pas le moindre orteil dans un système de pensée que nous ne connaissons pas. Car, qui nous dit que notre inconscient ne reporte pas sur les enfants ce que nous n’osons verbaliser. J’ai vu des enseignants « Freinet » mettre des noms d’enfant à la place de princes ou de princesses, j’en ai entendu qui se réjouissaient de la lisibilité curative des textes libres, empêchant par là même, par ignorance, les enfants de disposer librement de l’outil qu’on leur proposait. Je ne pense pas, comme tu le dis, que le texte de Steven soit porteur d’un message sur sa vie. Puisqu’il ne le sait pas. Puisqu’il ne l’est peut-être pas. Parce que justement, le principe du non-dit est qu’il n’est pas dit et donc pas lisible par un non-psychanalyste. Je ne pense pas que Jason mêle sa propre expérience familiale. Ce que je sais, c’est que ses rapports à la violence l’amène à écrire le texte qu’il écrit. Laissons lui la liberté de disposer du sens caché de son texte. Lui seul sait ou ne sait pas. En plus, cela ne semble pas utile de savoir. On peut parfaitement intervenir sur son texte sans savoir, sans questionner son sens caché. On peut le questionner au regard de son amélioration, de sa qualité littéraire, de sa qualité expressive. On peut le questionner au regard de son projet initial.

     En ce qui nous concerne, nous devons savoir que l’écriture permet une libération. Alors, favorisons l’écriture. Aidons les enfants à écrire. Aidons les à construire des outils pour qu’ils sachent dire. Mais laissons les dire ce qu’ils veulent. Laissons les penser ce qu’ils veulent. Le texte libre n’est pas fait pour guérir, n’est pas fait pour émouvoir, n’est pas fait pour…Il est fait pour dire…s’il est fait pour quelque chose.

J.F. Denis

    

     Entendons donc nous bien : nous sommes instituteurs, (et donc, en l'occurrence, "enclencheur d'expression") et pas psychologues ni psychanalystes. Nous n’avons ni la compétence ni l'envie de devenir des analystes. Ce qui est simplement important à notre niveau, c'est d'être conscient des possibles effets "thérapeutiques" de la classe Freinet, et de permettre aux enfant de s'exprimer, d'expurger des fardeaux, des angoisses, de communiquer des désirs et des intérêts, de se dire et dire le monde tel qu'ils le voient… sans tenter de se livrer à des interprétations hasardeuses. Si écrire permet tout cela, alors peut-être devient-il intéressant de produire beaucoup d'écrits et d'apprendre à manipuler de plus en plus aisément un tel outil pour acquérir une "puissance".

 

     ... pour disposer d'une base valable d'étude de la langue. Pierre Clanché avance, dans "L'enfant écrivain", que "Le texte libre peut devenir pour les enfants jeunes et les adolescents non seulement un moyen d'expression de leur subjectivité et de leur différence, mais surtout un moyen de recherche." Moyen de travail par tâtonnement, parce que le texte libre peut servir "d'outil d'expérimentation sur l'usage de la langue écrite, sur les possibilités qu'elle peut offrir pour l'expression de la subjectivité. Cette recherche se fait de plus non pas SUR mais AU MOYEN de la production." C'est là tout le champ de la conquête d'une adéquation toujours plus satisfaisante de la langue écrite à la pensée de l'écrivain et des moyens de toucher le lecteur de la manière la plus efficace possible... Il s'agit (d'une certaine façon et modestement !) de ce que l'on plaçait autrefois sous le concept de rhétorique.

     A un niveau plus immédiat (celui de l'étude de l'orthographe, de la grammaire, de la conjugaison et du vocabulaire), et même si l'expression reste la priorité absolue dans la pratique du texte libre (et le danger de la "scolastisation" doit toujours rester bien présent à l'esprit), il paraît évident que faire reposer l'étude de la langue sur les textes libres présente plusieurs avantages:

     - Faire découler l'exploration de la langue écrite de besoins constatés lors de la correction des textes permet de donner un sens immédiat aux travaux d'orthographe, de grammaire, de conjugaison ou de vocabulaire. Monsieur Jean Ferrier, Inspecteur Général de l'Education Nationale, ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme, en préface au "Produire des textes" du CNDP de l'Aisne : "La production de textes par les élèves (...) est la mission centrale de l'école. (...) Il faut que les élèves, régulièrement, souvent, très souvent, produisent des textes. C'est en écrivant qu'on apprend à écrire. (...) Etudier la grammaire, le vocabulaire, n'a en soi aucun intérêt à l'école élémentaire." On réduit également ainsi "le hiatus entre l'école et la vie" (Freinet), et on favorise un ancrage affectif plus profond des apprentissages.

     - Avoir la certitude que le langage sur lequel porte le travail est bien celui des enfants, et donc qu'il y a effectivement un lien entre leur culture et la classe. Dans "La grammaire française en quatre pages par l'imprimerie à l'école", Freinet écrit d'ailleurs : "Tout enseignement de la langue doit se faire sur un texte partout et toujours. Il ne faut pas se dissimuler toutefois que, pendant longtemps, si on veut être compris, il faut prendre à l'enfant lui-même ses exemples de façon à lui faire analyser son propre usage et non le nôtre. Or, il n'existe pas de littérature française vraiment enfantine avec la pensée et les phases des enfants."

     - Organiser le travail individuel au plus près des "vraies" erreurs de l'enfant, au lieu de le centrer sur des erreurs "provoquées" dans des évaluations au service de travaux prévus à l'avance, pour amener telle ou telle notion "au programme" et être assuré de "balayer" entièrement celui-ci.

     - Obtenir une orthographe "intégrée", en résolvant pour une bonne part le problème du transfert des connaissances. J'ai souvent pu constater dans mes pratiques précédentes, et la plupart des collègues confirment cette observation, que ce qu'on croit acquis lors des apprentissages plus ou moins cloisonnés de l'orthographe, de l'orthographe grammaticale (surtout !) et de la conjugaison ne "passe" pas lorsque les élèves écrivent en situation réelle, c'est à dire en dehors d'exercices où l'attention orthographique (parce qu'on l'a construite ainsi !) va de soi... Les enfants font mal le lien entre les travaux lourds et fastidieux qu'ils ont à mener plusieurs heures par jour et ce qui les justifie (écrire de "vrais textes"), exactement comme dans le cas des leçons de natation sur tabouret, qui permettent surtout de se noyer ! Je pense qu'il existe des attitudes pédagogiques qui induisent et renforcent cette difficulté. Lorsqu'on conseille à un enfant en situation d'écriture, dans le souci louable de lui simplifier la tâche, de se concentrer sur son expression et de ne pas trop se préoccuper de la correction orthographique, lorsqu'on lui conseille d'écrire "comme il entend" en s'appuyant sur ses compétences en combinatoire les mots sur lesquels il butte, lorsqu'on le sature par ailleurs de règles, d'exercices et de leçons liés aux manuels et au "programme" en négligeant la rédaction de textes (quand on ne la supprime pas tout simplement !), on empêche l'émergence d'une orthographe fonctionnelle. Elle est "décontextualisée". Je peux, au contraire, maintenant mesurer tout le bénéfice qu'on peut tirer d'un français global s'appuyant sur une production d'écrit centrale et initiale, c'est à dire "contextualisé", dès la grande section ou le CP, avec la mise en place d'attitudes de recherche et de questionnement sur la langue écrite, comme les favorise la méthode naturelle de lecture-écriture. Tout n'est pas ainsi résolu; il ne s'agit pas d'un "remède miracle"; mais l'amélioration me semble très évidente. Je reviendrai dans une seconde partie sur la manière d'envisager l'apprentissage de l'orthographe dans cet esprit.

     Prudence, cependant : il convient de bien mettre les éléments dans une perspective juste. Comme le rappelle Rémi Jacquet (Coopération pédagogique n° 128 de novembre 2003), « Nous ne confondons pas buts et moyens : la maîtrise de la langue écrite a pour objectif d’accroître les possibilités d’expression et de communication. Si dans une classe Freinet nous faisons produire de nombreux écrits, ce n’est pas pour améliorer l’orthographe, la syntaxe, la conjugaison, mais pour que le jeune acquière aisance et efficacité dans l’utilisation de ce média. Les progrès en orthographe, syntaxe, etc. font partie des éléments tangibles de cette maîtrise, ils ne sont néanmoins pas l’objectif, mais ses corollaires. »

 

     …pour répondre aux critères de la « motivation intrinsèque ». Des études récentes en psychologie cognitives ont éclairé d’une manière nouvelle les phénomènes de motivation et d’attention (Deci, 1975 ; Deci et Ryan, 1985 ; Vallerand, 1989 ; A. Mansy et A. Guerrien, actuellement…).

    Pour schématiser, à la « motivation extrinsèque », symbolisée par le chantage affectif, la note, le bon point, la récompense ou la punition, s’oppose, à l’autre extrémité d’un continuum, la « motivation intrinsèque », celle qui concerne les activités apportant par elles-mêmes satisfaction et sentiments de compétence et d’autodétermination.

     Ces études ont montré que la « motivation intrinsèque » était déterminée par trois critères principaux :

     -  le sentiment d’autodétermination (le choix de la tâche à accomplir, le choix du moment),

     - le sentiment de compétence (écart optimal entre la complexité de la tâche et les compétences    présentes de l’apprenant, ce que nous connaissons parfois mieux sous le terme de « zone proximale de développement », selon Vigotsky),  

     - des relations sociales satisfaisantes dans le cadre des apprentissages.

     L’attention apportée à la tâche apparaît comme fortement dépendante du type de motivation : à la « motivation extrinsèque » correspond l’« attention partagée » ; les ressources attentionnelles sont dispersées entre la tâche elle-même et ses conséquences (récompense, sanction…). A la « motivation intrinsèque » correspond l’« attention focalisée » ; les ressources attentionnelles sont totalement focalisées sur la tâche. 

     Parmi d’autres techniques de la pédagogie Freinet, le texte libre, resitué dans le cadre d’un moment de travail personnel au sein d’un groupe coopératif, apparaît bien comme une activité susceptible d’engendrer de la « motivation intrinsèque ».

    

   

 

Le texte libre... dans la pratique

 

     Comment introduire le texte libre? Pierre Clanché, dans "L'enfant écrivain", apporte une réponse (dont la désarmante simplicité ne doit pas faire douter de la réelle efficacité) à la question du démarrage d'une production de textes libres dans une classe. Il s'agit d'utiliser l' "effet yaourt"... Tout comme il suffit de mettre dans la yaourtière du lait, un peu de yaourt déjà prêt et d'attendre, il suffit d'amener en classe des textes d'enfants (et surtout pas des textes d'auteurs), de les lire, de les mettre à disposition et d'attendre... pour voir arriver au bout  d'un certain temps les premières productions ! Ca paraît presque ridicule, et pourtant je peux en témoigner (avec beaucoup d'autres) : ça marche ! A la réflexion, il n'y a là rien d'extraordinaire, et l'explication relève du bon sens, comme l'écrit Pierre Clanché :

     "La première différence entre la lecture du texte d'auteur et le texte simplement écrit par un pair est la reconnaissance, dans le second cas, d'une solidarité implicite ou explicite de classe d'âge. (...) Si il, ou elle, qui a le même âge que moi, qui est dans la même classe que moi, écrit ce texte, je suis capable d'en faire autant, et j'ai même envie de (me) montrer que je suis capable de le faire. Pour dire les choses un peu plus scientifiquement: en étant en mesure d'identifier de façon très explicite au sujet de l'énonciation, le lecteur va pouvoir prendre en charge les sujets de l'énoncé et produire lui même des énoncés. La deuxième différence tient aux intentions illocutoires de l'un et l'autre des types de textes. Pour dire les choses très simplement, et sans doute trop schématiquement, j'avancerai l'idée que les textes d'auteurs sont des textes sur, alors que les textes libres sont des textes pour."

     Ayant suivi à la lettre ce précepte, j'ose affirmer que lancer la production de textes libres dans une classe est une chose d'une extrême simplicité (voir dans la seconde partie le chapitre consacré au « démarrage »). Encore faut-il modifier suffisamment l'environnement de classe pour qu'il perdure, pour qu'il devienne un vrai moyen d'expression et pour que sa pratique puisse s'enraciner suffisamment profondément dans l'affectivité des enfants... L'activité est lancée ; et même auprès d'enfants qui ne sont pas dans ma classe, elle semble symboliser le travail qui s'y fait : "Monsieur, si l'année prochaine je viens dans votre classe, je pourrais aussi écrire des histoires ?"

     Tout au long de l'année, on continue régulièrement à lire des textes en provenance des correspondants, des « classes amies » des collègues de l'ICEM, relevant évidemment de formes et de registres d'expression très diversifiés. Cela me semble riche pour toujours affiner ce que signifie : "Vous pouvez tout écrire !", pour élargir le champ des possibles dans la conscience des enfants.

 

     La production de textes libres dans ma classe. Chaque enfant possède un CAHIER D'ECRIVAIN. C'est un cahier de format 24 x 32 sur lequel sont écrits, corrigés, recopiés et éventuellement illustrés tous les textes libres, et collées les "réponses". Il est recouvert d'un protège-cahier transparent afin que sa couverture puisse être personnalisée par un dessin. Il est un peu "à part"...  car le plus investi affectivement.

     Chacun a également à disposition des outils d'écriture. Ils sont divers et évolutifs selon le niveau des écrivains. Individuellement, il s'agissait d'abord, lorsque je travaillais avec des petits, du "P'tit Dico" des éditions Odilon, puis du "Dictionnaire pour les petits" des PEMF. Actuellement, en cycle III, ce sont les listes de mots rangées dans un porte-vues (les 150 mots les plus utilisés, les mots invariables, listes alphabétiques de noms, d'adjectifs, de verbes), accompagnées par le "J'écris tout seul" des PEMF, d'usage collectif, et bien sûr le dictionnaire. Mais le premier outil utilisé en MNLE, en Grande Section ou au CP, et qui garde longtemps un statut privilégié, c'est le cahier qui conserve tous les textes libres ou écrits des correspondants qui ont été étudiés de manière approfondie. Ce n'est pas à proprement parler le CAHIER DE VIE, qui contient, lui, tous les textes produits par la classe. C'est plutôt un tout premier "dictionnaire", recueil de tout ce qui est ou a été affiché sur les murs de la classe lors des premiers pas en lecture-écriture. 

     Les élèves ont la possibilité d'écrire des textes tous les jours, le matin pendant le travail individuel, juste après le "Quoi de neuf ?" et les cinq minutes d'orthographe (voir la seconde partie sur l’étude de la langue à partir des textes), en concurrence avec d'autres activités entrant dans les rubriques du plan de travail (contrats en lecture, correspondance, etc.).

     J'insiste sur deux points qui me paraissent importants, en conformité, d'ailleurs, avec les invariants énoncés par Pierre Clanché. Premièrement, le texte libre, s'il occupe bien une position centrale, n'est pas la seule activité d'écriture de la classe. La correspondance et les conférences d’enfants, notamment, fournissent de multiples occasions de se confronter à d'autres types et d'autres usages du texte. Deuxièmement, il prend place parmi d'autres moyens d'expression: l’oral des moments institutionnels de parole, le dessin et la peinture libres, le modelage, la gravure, l’expression corporelle ou musicale.

 

     Les différentes étapes dans la production des textes, durant l’apprentissage de la lecture. Durant plusieurs années scolaires,  j'ai été chargé d'une « classe d’adaptation » dans une MECS, certes peu classique, puisqu'elle était surtout destinée à accueillir des enfants en âge de cycle III mais de niveau de cycle II, avec des non-lecteurs ayant "résisté" à plusieurs CP, que je conservais deux ou trois ans. J’ai donc pu « suivre » quelques enfants qui avaient fait avec moi leurs premiers pas en méthode naturelle de lecture-écriture et en production de texte libres. Cela m'a permis d'observer leur cheminement dans la conquête d'une autonomie d'écriture selon au moins quatre "paliers" :

     1)- La dictée à l'adulte, bien connue. Il me semble que c'est l'étape à écourter au maximum, mais avec discernement : il faut sans doute veiller à ce qu'une "marche forcée" vers l'autonomie ne viennent pas réduire la possibilité d'expression par l'accumulation de difficultés factuelles.

     2)- L'écriture "à quatre mains". J’étais à côté de l' « écrivain » qui énonçait son texte à voix haute et écrivait les mots qu'il connaissait. J'écrivais moi-même tout ce qui pouvait bloquer, rapidement, pour ne pas risquer de rompre le flux, en indiquant éventuellement où il était possible de trouver tel ou tel mot, surtout dans l'affichage des textes qui avaient été étudiés. Ma part se réduisait progressivement, jusqu'à :

     3)- Une "écriture aidée". Je n'écrivais plus rien moi-même, mais j’étais disponible pour indiquer où trouver tout mot inconnu. Cette étape me semble importante, car c'est celle de l'introduction des outils (P'tit Dico, Dictionnaire pour les petits, porte-vues). La maîtrise de ces outils conduit à :

     4)- L'écriture autonome. Ma part n'y était pas nulle pour autant. Je restais disponible pour donner tout mot "introuvable ailleurs" qui m'était demandé. La quantité de ce qu'on me demandait, justement, était un signe intéressant: elle témoignait du souci plus ou moins bien installé de ne pas écrire "si on ne sait pas".

     Les étapes n’étaient cependant pas aussi nettement cloisonnées, surtout les trois premières. Lors des débuts, quand l'enfant prend conscience de son pouvoir, quand il se laisse aller à sa joie de maîtriser quelques expressions, on commence à constater une divergence entre deux types de textes. Apparaissent ce qu'on pourrait appeler des "textes de maîtrise", écrits seul, à fréquence de production rapide, produits par séries non pas thématiques, mais d'utilisation de mêmes mots, de mêmes formules. Ces "textes de maîtrise" coexistent avec des textes d'expression pour lesquels l'aide du maître est davantage sollicitée, parfois jusqu'à revenir à la dictée à l'adulte, ce qui est le signe d'un besoin important de "dire", dans lequel la contrainte technique apparaît comme un frein, voire un risque de "perdre le fil" de quelque chose de très important. Refuser un tel retour en arrière reviendrait à oublier que c'est l'expression qui est au centre de la pratique du texte libre.

 

     Un enfant en très grandes difficultés, tout particulièrement, a fourni de très nombreux exemples de ce qui vient d'être évoqué. Au début du deuxième trimestre, il a commencé à écrire seul, presque quotidiennement, de simples phrases vraiment "pour le plaisir", en utilisant pendant plusieurs jours, et même parfois plusieurs semaines, des expressions identiques. Il me présentait ces "textes" en insistant avec fierté sur le fait qu'il les avait écrits "par coeur" et sans aucune aide. Il y a eu des séries "Il était une fois...", des séries "Il y avait... qui se promenai(en)t... ", parmi beaucoup d'autres, plus ou moins fugaces :

"Il était une fois un papa et une maman."

"Il était une fois une maison avec un chien."

"Il était une fois Jason et Eve et Mickaël et Vivien..." (... et toute la classe)

... etc...

"Il y avait Jason qui se promenait avec son papa."

"Il y avait le chien qui se promenait avec le chat."

"Il y avait mon papa qui se promenait avec ma maman."

... etc...

 

     Mais pendant cette phase, qui a duré plus de trois mois, il a eu recours à l'écriture "à quatre mains" ou à la dictée à l'adulte à chaque fois qu'il a ressenti le besoin d'une authentique expression. C'est probablement une stratégie assez répandue. Paul Le Bohec l'explique dans "Rémi à la conquête du langage écrit" en s'appuyant sur des exemples étonnamment similaires, jusqu'à donner le sentiment qu'il existe, ne serait-ce que dans le lexique utilisé, des "passages obligés"...

 

     L'itinéraire d'un texte libre. L'organigramme suivant donne une vue d'ensemble du travail d'écriture et de diffusion autour de la quasi totalité des textes :

 

 

Ecriture du texte

 
 

Correction orthographique et mise au point

 

 

Recopie et illustration

 

 

Présentation à la classe

 

 
 

Ordinateur ou imprimerie

 

 

           Recueils de textes, « Petits livres »         

   Envois aux correspondants dans les lettres personnelles

     Lectures lors des « présentations du travail ».

 

 

     Les interventions sur le texte… Parler des textes… Evidemment, au niveau des apprentissages premiers, plus l'écriture est autonome, plus elle nécessite des interventions de mise au point et de correction orthographique. Il y a donc là deux axes de travail que je gérais différemment, avec une évolution selon le niveau des enfants.

     L'intervention sur la mise au point pouvait se faire de deux manières. Au début, il ne s'agissait que d'un dialogue entre l'enfant et moi. Je pouvais "orienter" pendant l'acte d'écriture par des demandes de précisions, en faisant réfléchir sur l'effet de "déjà-là", si fréquent chez l'enfant qui ne se décentre pas suffisamment et ne sait pas encore s'imaginer à la place du lecteur, jusqu'à omettre des données fondamentales pour la compréhension de son texte. Le problème que cela soulève est celui du respect de l'expression : il faut que malgré cette intervention, le texte reste authentiquement celui de l'enfant, et donc que celui-ci sache bien qu'il conserve le droit de dire non face à toute proposition extérieure.

     Par la suite, quand l'enfant devenu plus autonome venait me voir avec son nouveau texte, je lui demandais éventuellement d'y apporter quelques précisions, en lui expliquant pourquoi il pouvait poser quelques problèmes de compréhension. La réflexion portait alors sur les enrichissements possibles et les endroits où il était souhaitable de les insérer. Mais je m'en tenais au strict minimum. Au départ, de manière à n'induire que progressivement la perception d'une différence entre langue orale et langue écrite, j'acceptais beaucoup de formulations incorrectes. Les "J'ai été à ma maison..." ou les "Maman elle a dit que..." ne m'émouvaient pas: pour certains enfants en grandes difficultés de langage, ça me semblait nécessaire pour ne pas les couper de leur expression "naturelle". Ce n'est que peu à peu que j'invitais à rectifier les erreurs de syntaxe, et ça se faisait d'ailleurs pour une bonne part assez spontanément.

     Une autre possibilité était la mise au point collective: débarrassé de ses fautes d'orthographe, le texte était copié en l'état au tableau, lu, critiqué, complété et enrichi selon les propositions de chacun. C'est une technique qui est, je pense, très utilisée. Elle me laisse cependant assez dubitatif car il me semble, à l'usage, qu'elle en arrive parfois à déposséder l'auteur du texte tel qu'il le voulait au départ. Les exemples ne manquent pas de textes ainsi mis au point qui n'avaient finalement plus grand-chose à voir avec leur "version originale". Qui est dans un tel cas le signataire du texte ? Pour cette raison, je ne pratique plus qu'assez peu la mise au point collective. Je la réserve à des textes qui ont très "visiblement" besoin d'être approfondis, très défaillants sur le plan de la clarté de l'information ou de la grammaire de texte, en veillant à ce que l'on ne s'éloigne pas de l'idée initiale. Par exemple :

    

     François avait écrit ce texte: "Il était une fois un renard qui se baladait dans la forêt. Un jour, le renard rencontre un loup qui avait faim. Alors le renard donne à manger au loup. Le loup est content parce que le renard lui a donné à manger. Fin"

     Enrichi par l'ensemble de la classe, il devint: "Un jour, le renard se balade dans la forêt. Il rencontre un loup qui a faim parce qu'il est vieux et qu'il n'a plus de dents. Pendant la nuit, le renard rentre dans une maison par la cheminée. Il vole des habits et de l'argent. Le lendemain, il va à la boucherie déguisé en femme et il achète de la viande hachée. Alors le renard retourne dans la forêt et il donne à manger au loup. Le loup est content parce qu'il n'a plus faim et qu'il a un copain. Fin"

     Le texte final est réellement plus satisfaisant, mais sans trahir le premier jet : il "colle" à la trame d'origine en ne faisant qu'apporter des précisions utiles à sa compréhension. Ca reste le texte de François, parce qu'il a lui même apporté les précisions demandées par les autres ou accepté les suggestions qui lui convenaient.

    

     Mon petit nombre d'élèves me permettait par ailleurs de me consacrer à chacun séparément sur des laps de temps suffisants. La grammaire de texte prenait le plus souvent la forme d'un cours particulier, ce qui était avantageux car très "en situation". Mais il était important pour chacun de savoir qu'il pouvait compter sur l'aide des autres s'il ne parvenait pas par lui-même à un résultat propre à le satisfaire.

     En revanche, maintenant encore, j'insiste pour qu'il soit tenu compte des remarques ou des demandes de précisions formulées lorsque le texte est présenté à la classe. D'ultimes modifications peuvent alors être apportées avant le passage au traitement de texte ou à l'imprimerie.

     La correction orthographique, elle aussi, est organisée différemment selon le niveau des connaissances et le degré d'autonomie atteints par les enfants. J'y reviendrai en détail plus loin. Mais à tous niveaux, j'exige au minimum une recopie impeccable.

 

     La "part du maître" est éclairée d'une autre manière, plus "profonde", par Pierre Clanché (voir le chapitre "Le texte libre est-il révélateur ?" dans "L'enfant écrivain", pages 143 à 147). La piste de travail qu'il présente serait celle d'une "pédagogie de la percolation", avec pour objectif de parvenir à une production investie et équilibrée. De quoi s'agit-il ? L'organisation interne de la production d'un enfant (dont la perception implique son analyse dans son développement temporel), permet une compréhension "pointue" de ce qui le préoccupe, ou au contraire de constater qu'il ne s'est pas vraiment engagé dans une expression authentiquement personnelle, à travers les concepts de "séries liquides", "séries solides" et "séries percolées".

     La "série liquide" (c'est-à-dire une suite de textes sans aucun rapport thématique les uns avec les autres) serait symptomatique d'une absence d'investissement dans l'expression. La "série solide" (c'est-à-dire une suite de textes avec un thème récurrent) serait à l'inverse révélatrice d'un profond besoin d'expression, jusqu'à l'obsession. La "percolation" (lorsque dans une suite de textes plusieurs thèmes se conjuguent, disparaissent et réapparaissent périodiquement, avec une alternance de phases plus ou moins liquides et plus ou moins solides) serait alors un signe d'équilibre entre une approche "légère" de l'écriture et des moments de fort besoin d'expression. En quoi consisterait alors une "pédagogie de la percolation" ? Pierre Clanché répond :

     "S'il est bien évident que le maître n'a pas à louer ou censurer un texte d'un enfant, pour autant il ne reste pas passif devant la série. Il peut donc donner à l'enfant son avis sur sa progression. Non pas en lui disant : "C'est mieux" ou "C'est moins bien". Pas plus en lui disant : "Tu racontes toujours la même histoire" dans le cas d'une série solide, ou bien : "Pourquoi ne racontes-tu pas ce qui t'est arrivé la veille ?" dans le cas d'une série liquide. Tout d'abord le maître ne doit pas en rester à une seule lecture de la série. Il doit effectuer une sorte de scanning pour repérer des micro-thématiques récurrentes mais non développées dans les séries liquides et questionner l'enfant à leur propos ; et inversement repérer l'apparition de petites nouveautés dans les séries solides, pour demander à l'enfant de les dilater. Le principe de la part du maître consiste à partir de la micro-réussite d'un fragment d'un ou plusieurs textes, pour inciter à la micro-réussite d'un texte. Cette réussite appellera d'elle-même la constitution d'un amas. (...) En tout état de cause, c'est toujours des valeurs référentielles du texte, même et peut-être surtout des détails les plus anecdotiques, qu'il convient prioritairement de parler à l'enfant si on veut l'inciter à changer. Puis, très accessoirement, de la macro-structure ou du vocabulaire employé. Car, ce qui préoccupe l'enfant, c'est que l'on s'intéresse à ce dont il parle, plus qu'à la manière dont il le dit. On ne pourra transformer la manière qu'en considérant l'intérêt de l'objet. Mais cela revient à renverser les pratiques habituelles."

 

     Dans ma classe d’adaptation en MECS, peut-être parce qu'il s'agissait d'enfants en grandes difficultés de vie pour lesquels s'exprimer revenait vraiment à "lécher (une) blessure", je rencontrais beaucoup de "séries solides". Olivia, entre son arrivée dans ma classe en Janvier 1998 et Mai 2000, sur un total de 137 textes, en avait produit 113 qui avaient pour thème unique ou principal ses rapports téléphoniques ou réels, lors des week-ends, avec sa mère, alors que ceux qui relevaient de la fiction ou de la relation d'autres événements de sa vie (colonie, vacances de neige, vie de l'internat, etc...) n’étaient qu'au nombre de 24 ! Je n'ai, en revanche, jamais eu à intervenir sur des "séries liquides" : ou bien les séries étaient "naturellement" percolées, ou bien j’étais confronté à des "séries solides". Il m'appartenait dans ce dernier cas d' "aérer" l'expression en demandant aux enfants d'écrire d'autres textes à partir d'informations divergentes repérées dans la série, ou à partir de leurs apports au "Quoi de neuf ?", en veillant toutefois à ne pas leur donner le sentiment que ce qui leur tenait profondément à coeur n'était plus le bienvenu...

 

     Actuellement, en CM1 en milieu ordinaire, je fais de plus en plus le choix de ne pas intervenir directement sur les textes. Tous ou presque « tiennent debout » tout seuls… Lorsqu’il y a de réels problèmes de structure ou de compréhension, j’essaie de les régler très simplement lorsque les enfants m’apportent leur premier jet. Il m’arrive de leur demander des précisions. Il m’arrive surtout, lorsqu’ils traitent de grands sujets philosophiques ou de société, de ramener la réflexion vers eux-mêmes : « Et toi ? »…

     Ce cheminement vers la renonciation à l’intervention n’a pas été spontané ; il m’a fallu m’apercevoir qu’intervenir de manière non réfléchie, non adéquate, pouvait aboutir à un effet particulièrement néfaste. J’étais tout empli de l’espoir, avec enfin une classe « brillante », de récolter un maximum de « beaux textes » - mais qu’est-ce que c’est ? J’ai donc (inconsciemment ?) valorisé la réflexion, la poésie, des thèmes « nobles » comme l’amitié, la vie, la mort, etc. J’ai renforcé cette tendance en alimentant la classe de « réponses » superlatives ( ?) en ce sens (avec donc une perception erronée de ce qu’est une « réponse »). Et au bout d’un trimestre, j’ai pu constater avec un profond malaise que les enfants écrivaient désormais « pour la galerie », et qu’ils étaient au fond dépossédés de leur liberté… sacrée leçon !

     Désormais, l’essentiel du travail sur les textes se fait lors des présentations. C’est le dialogue entre les enfants, entre eux et moi, qui nous amènent toujours plus loin. Cependant, il y a une tendance naturelle, lors des présentations, à ne parler que du fond. Comment alors parler suffisamment de la forme pour que s’enrichissent les structures, pour que vienne à la conscience un regard distancié sur un objet écrit ? Notamment à partir d’idées exposées par Marcel Thorel lors de nos réunions de GD, j’ai mis en place deux techniques qui me semblent actuellement porteuses.

     Premièrement, nous élaborons coopérativement, dès les premières présentations, une « grille » de lecture des textes. Cette grille est une liste de questions qui va en s’affinant, et qui nous permet de nous interroger objectivement sur certains critères : « Est-ce qu’on comprend bien ? », « Est-ce qu’il ne manque aucune phrase ? », « Est-ce que les phrases sont dans le bon ordre ? », « S’il y a des …à suivre…, est-ce qu’ils interviennent à des moments de suspens ? », « Est-ce qu’on a le sentiment que le texte se termine ? », « Est-ce que le titre est bien choisi ? »,etc. Au début, ces questions sont posées à la classe par le « Maître de la parole » à chaque lecture de texte. Par la suite, cela devient inutile, car le questionnement induit est intégré par tous, et la discussion porte, pour une part au moins, sur ces critères. C’est en même temps une grille de relecture, et il me semble qu’entre autres facteurs, cela contribue à améliorer la cohérence interne des écrits consécutifs…

     Deuxièmement, nous classons tous les textes dans un tableau à double entrée, dont les entrées apparaissent progressivement, au fur et à mesure que les textes se diversifient. Les premiers jours, ils relatent essentiellement des événements des grandes vacances, ou sont centrés sur les animaux domestiques de chacun. Puis l’éventail s’élargit. On crée donc des catégories, dans deux directions. Notre tableau à une entrée « type de texte », avec des mots qui appartiennent à la classe (mais qu’il sera facile ensuite, de remplacer par les dénomination « officielles ») : « réalité racontée », « imagination », « réflexion », « poésie »… Il a aussi une entrée « thèmes » ; ceux-ci se multiplient rapidement : « les animaux »,  « les vacances », « l’amitié », « l’école, le travail », « la mer », « l’humour », « la vie et la mort », « la famille », etc. Chaque présentation commence par une formule rituelle : « Je vais vous lire mon texte dont le titre est… ; je le classe en « réalité racontée » dans le thème « la famille »… ». Parfois, un enfant ne sait pas ; c’est un sujet de discussion intéressant !   

 

     Reste cette intervention essentielle, a posteriori, qu’est la « réponse »…

 

 

     La "réponse". Elle a fait l'objet d'un article très complet, à mon avis d'une importance capitale, intitulé "Le passeur de culture" dans Le Nouvel Educateur n° 95 de Janvier 1998. Voici l’intégralité de cet article :

 

Le passeur de cultures

 

     Notre travail d’enseignant(e) est un travail d’éducateur pour peu que l’on se préoccupe de l’enfant, être global, être vivant dont la nature est la même que celle de l’Homme. Cette “ évidence ” nous conduit, dans les classes coopératives, dans notre choix de militant(e) de la pédagogie Freinet, à permettre les impulsions créatrices, à laisser se creuser les sillons où vont germer les créations et expressions des enfants. Les communications, la coopération dans les apprentissages nous conduisent petit à petit à prendre, construire des points d’appui, par l’intermédiaire de techniques et d’outils. Dans cette “ montée ” vers les savoirs, lois trouvées, techniques de vie, vont apparaître des métissages de cultures au gré des rencontres entre les enfants, entre les enfants et l’enseignant, entre la classe et les cultures socialement déjà existantes. Les productions des enfants vont au fur et à mesure s’interpénétrer et “ s’entrechoquer ” avec des œuvres extérieures à la classe, que ce soit des livres, des textes d’écrivains adultes, des peintures, sculptures, musiques de “ grands maîtres ”... Les questions posées dans ce dossier sont : – Quelle est la place de l’éducateur ? – Quelle est sa part ? – Comment vont se produire les rencontres avec l’art, les romans, les poèmes... ?

 

     Révéler aux enfants, dans tous les domaines, les richesses de leur patrimoine culturel relève d’une nécessité qui incombe tout naturellement à un éducateur soucieux d’élargir au maximum le champ d’investigations culturelles des enfants : les mettre en rapport avec le monde passé et le monde à venir, avec le “ déjà là ” historique, social, culturel. Il nous appartient, à nous éducateurs, de bâtir des ponts entre savoirs personnels, privés d’une part et savoirs coopérativement construits au sein d’une communauté que chacun sert et qui sert chacun, savoirs “ publics ” d’autre part.  C’est là certainement la part essentielle que tout enseignant(e) doit apporter.

     La question posée ici est donc surtout de savoir à quel moment il serait le plus favorable que l’enfant puisse rencontrer des œuvres d’adultes et ce que cela pourrait lui apporter. Encore faut-il poser comme postulat la nécessité d’un climat d’expression libre maximum et rappeler que lorsqu’il crée, agit, l’enfant engage globalement toutes les facultés de son être. Il se construit et pour ce faire, a besoin d’espace, de temps, d’accueil et d’écoute.

 

Le statut du texte d’auteur, place et part du maître

Jean-François Denis et Sylvain Hannebique (Lille, CM1-CM2, école Brunschwicg - Rousseau)

 

     Un espace, un espace de temps, de liberté, espace dans lequel chaque enfant, tous les enfants vont pouvoir écrire, dire, dessiner, peindre, chanter, danser... Telle est d’abord et avant tout la condition impérieuse de toute création dans la classe. L’invention ne supporte pas la contrainte, elle la fuit, la contourne.

     Dans nos classes, les enfants savent qu’ils peuvent créer, qu’ils peuvent dire, oser et que leur parole sera écoutée, entendue, reçue. Ils ont pour cela du temps mais pas tout le temps. Car les contraintes existent. Celles de l’institution scolaire qui place ses exigences, celles de la classe et de son fonctionnement qui a besoin d’organiser son temps commun, propice à la vie du groupe.

     On peut donc inventer dans le temps de travail individuel (une heure et demie à trois heures par jour) et aussi parfois, quand la nécessité impérieuse de l’émergence se fait sentir, hors du temps individuel quand les autres font autre chose ensemble. Sans cette liberté, pas de création.

     Un lundi, l’entretien, 8 h 30. Hélène raconte qu’elle a vu la veille, sur le bord de la route, des chasseurs et un lièvre mort allongé par terre. S’ensuit une discussion sur la chasse et sa nécessité. Trente minutes plus tard, Lucas m’apporte ce texte :

 

La chasse

    C’est samedi et j’ai peur, il est presque deux heures, les chasseurs vont bientôt arriver. Je vais me cacher dans mon terrier. Je regarde les chasseurs arriver. Ils arrivent. Vite, je pars vers la droite, je cours à toute allure. J’entends un grand bruit et tout à coup, c’est le vide et le noir.                                                                                                                                      Lucas

 

 

     A la présentation, il reçoit un accueil enthousiaste. C’est le premier d’une série de textes qui parleront à la première personne même quand on ne parle pas de soi. Idée géniale (au dire des autres) que certains reprendront !

    “ Mais au fait, comment as-tu eu l’idée d’écrire à la première personne ?

         Eh bien l’autre jour, Lucile nous a lu un texte sur l’amitié et elle a lu aussi la réponse de M. Denis. Cette réponse était avec je et aujourd’hui, j’y ai repensé et cela m’a donné cette idée. ”

     La réponse ? Ce terme, rituel dans la classe, illustre les incursions que je me permets, quand, à la suite de la lecture d’un texte par un enfant, je lui donne un écrit d’un autre écrivain, adulte ou enfant. Il le colle dans son cahier d’écrivain, à côté de son texte. Ce sont les enfants qui ont trouvé le mot “ réponse ” et j’avoue qu’il illustre assez bien une forme de dialogue qui s’instaure entre eux et moi à propos de l’écriture. Lorsqu’un enfant lit son texte à la classe, il peut également lire cette réponse, rencontre avec un autre qui a eu la même idée sous une forme identique ou différente. Ce qui, à chaque fois, stupéfie les enfants. Ce n’est jamais “ j’ai pensé comme lui ” mais plutôt “ il a pensé comme moi ! ”

     Le texte d’auteur que j’avais offert deux semaines auparavant à Lucile et qu’elle avait lu à la classe à la suite du sien racontait la rencontre entre un maître et son chien à travers les yeux du chien. Il n’avait pas suscité de remarques particulières.

     Le statut de la réponse. Apporter un texte extérieur dans la classe n’est jamais un acte facile et cela doit être fait avec beaucoup de prudence. Il en va du respect des enfants, de leur potentiel créatif, de leur être.

     Ne pas lui donner l’existence du “ mieux dit ”, de ce qu’il faudrait faire. Ne pas lui donner un caractère d’imposition et d’obligation. Ne pas systématiser ce qui doit être un acte exceptionnel, une rencontre extraordinaire. Ne pas lui permettre l’écrasement de la parole de l’enfant par celle des adultes.

     Alors la réponse peut devenir une ouverture sur le monde des autres, une proposition à grandir, un tremplin pour rebondir. Elle est le signe que l’écriture peut être un outil d’échange et de rencontre.

     Il arrive qu’elle ne trouve pas d’écho, ni chez l’enfant à qui elle a été proposée, ni chez les autres à qui elle est lue. Et c’est tant mieux. Telle est la garantie qu’elle n’est rien d’autre qu’un carrefour possible qui peut ne pas être emprunté.

     La place de la réponse : avant ou après ? Avant ou après la création, l’écriture, l’invention ? Telle est la question qui se pose lorsqu’on a la volonté de préserver la richesse et le potentiel de l’enfant dans son acte créatif.

     Ne risque-t-on pas d’empêcher l’émergence de nouvelles formes, de nouvelles idées, en apportant des objets qui peuvent prendre le statut de modèle et qui risquent de projeter des contraintes sur l’enfant qui crée ?

     L’exemple de Lucas illustre bien, je pense, l’invalidité de cette question. C’est bien un texte apporté dans la classe par l’adulte qui lui permet d’explorer une nouvelle forme d’écriture, qui lui permet d’imaginer de nouveaux possibles. Tel n’est pas toujours le cas, peut-être aurait-il quand même écrit un texte. Mais Lucas a dit que cela l’a aidé. Cela lui a ouvert des possibles.

     Le texte est arrivé après celui de Lucile, il est arrivé avant celui de Lucas, comme beaucoup d’autres. A-t-il posé un modèle dans la classe, a-t-il empêché l’acte créatif de se développer ? Je ne le pense pas.

     Pour penser la place de la culture publique dans la classe, il faut regarder l’enfant qui crée et se demander d’où vient, où naît l’idée, comment elle germe ? On ne peut penser qu’il existe une génération spontanée qui fasse qu’une création enfantine naisse de la virginité. Un enfant est un être d’expériences qui a vécu, engrangé, amassé, qui possède des structures mentales qui génèrent des idées. C’est la possibilité et la liberté, la force et l’audace qu’il a de les modifier, de les transformer qui lui permettent de continuer à créer.

     La réponse est un ferment du milieu de vie qu’est la classe, un parmi d’autres, un élément du terreau sur lequel les créations naissent. Elle est en même temps une rencontre avec l’existant, l’histoire des hommes, des autres.

     Quelles réponses ? J’ai stocké dans ma classe depuis de nombreuses années des textes et écrits qui sont classés par thème. Cette banque de textes me permet, à chaque fois que je l’estime utile ou heureux, de trouver assez facilement une réponse. Texte d’adulte, texte d’un autre enfant (encart 2). En fonction de l’enfant qui a créé, de sa sensibilité, de son histoire scolaire, je lui propose un texte qui lui est accessible, dont je pense qu’il lui parlera. C’est parfois Sophie, enfant connue ou inconnue, parfois Rimbaud, parfois un poème, parfois un récit, toujours proche du sujet traité, de l’idée exprimée.

      La liste des thèmes a été construite en prenant en compte la fréquence d’apparition des thèmes dans les textes d’enfants. Elle est donc bien un outil à l’écoute des enfants et non une somme d’écrits débouchant sur l’écrasant “ à la manière de... ”     

      La part du maître : ses réponses. S’il est une question qui est à travailler quand l’enseignant devient passeur de culture, c’est celle du statut de ses apports, propositions, suggestions. C’est elle qu’il faut éclaircir. Que dit le maître, que sait-il, qui est-il ? Comment sa personnalité, sa culture, sa sensibilité influent-elles sur le cours de la création ? Comment met-il en place le bain qui favorise l’émergence, la permet, la poursuit ? Car on ne peut ignorer l’influence primordiale de l’enseignant dans les directions culturelles, artistiques, créatives que prend le groupe. C’est alors à lui d’ouvrir les champs, les horizons en veillant à ce que le sens ne se perde pas, que la culture ait une histoire dans la classe, qu’elle soit liée au vécu des enfants. C’est à lui d’assurer que toutes ces ouvertures ne sont que des propositions au service de l’enfant, de son potentiel créatif, de ses désirs.

     Post scriptum : J’ai proposé à Lucas, en réponse à son texte, un texte de Louis Pergaud sur la chasse et la mort d’un écureuil : la mort de Guerriot. Il l’a lu avec grand plaisir à la classe.

Jean-François Denis

 

     Pour illustrer ces propos, on voudrait aussi évoquer des expériences vécues ici et là par Clem Berteloot, dans des milieux sociaux différents: les uns exceptionnels comme celui de l’école Freinet de Vence, les autres dans des milieux particulièrement défavorisés et au sein des institutions contraignantes de l’Éducation nationale.

 

     Je vous parlerai d’abord de F. (6 ans), fils de mineur, famille nombreuse, difficultés pour la famille de vivre normalement. Lors d’un voyage de correspondance à Paris, passant en bateau-mouche devant Notre-Dame il s’écria:

     “ Regarde, ils ont pris ma rosace. ”

     Je me suis souvenue que la semaine précédant le voyage, F. avait dessiné à l’encre de Chine de nombreux graphismes dans lesquels effectivement figurait ce que l’on pouvait prendre pour une rosace “ Oui ! Lui dis-je, mais d’autres que toi en ont dessiné, je te les montrerai, on cherchera dans lesgrands livres ”. Suivit alors une fervente période de quêtes de rosaces dans les livres sur les cathédrales... recherche devant laquelle j’eus sans doute reculé, si F. n’avait reconnu graphiquement et émotionnellement sa création dans celle d’un autre, en l’occurrence un grand maître du vitrail.

      Chaque enfant qui s’engage, dans une activité, nous l’avons déjà dit, engage son être tout entier et exprime son “ essentiel ” sur le registre de sa possibilité majeure.

     Je pense à M., cet enfant de 7 ans, “ rebelle-né ”, refusant toute contrainte, vivant sa vie, en parallèle à celle du groupe, sans jamais d’intersection, qui déclare un jour : “ Je voudrais savoir faire une petite lumière électrique. ” Vite le matériel est réuni... pile, fils, ampoules... M. cherche... échoue... recommence. Au bout d’un tâtonnement laborieux mais fructueux, la petite ampoule s’allume ! Victoire ! M. court vers le groupe. “ J’ai réussi ! ” Le groupe questionne. M. explique. “ Alors, tu as compris, tu es content ? ” Réponse de M. :“ Oui, parce que mon oiseau est mort, et je vais l’enterrer avec la lumière... sinon  il aurait eu peur dans le noir... ” Suivirent alors d’autres recherches fructueuses sur le courant électrique et aussi de nouvelles relations avec le groupe. Et ce jour-là, si la lumière fut pour M., elle le fut aussi pour nous.

     C’est volontairement que je continue à prendre des exemples dans des disciplines différentes. Prenons dans le domaine du texte libre – oral ou écrit – du texte qui naît soudainement, trouve sa forme et s’exhale comme un souffle.

     Une fin d’après-midi d’hiver, panne d’électricité. Nous allumons une bougie. Devant cette flamme solitaire chacun rêve, tout haut, nouant avec elle un dialogue secret. Ils parlent, fascinés, laissant émerger de lentes remontées intérieures.  J’enregistre, je note sur un carnet. Tous ces textes portent, même chez ceux qui ne sont pas d’ordinaire enclins à exprimer leur réalité intérieure, une telle poésie, une résonance si profonde qu’ils m’interrogent :

     “ La flamme brûle dans le noir, et moi je la regarde, et moi je deviens flamme. Une flamme tranquille et je brûle, je brûle, je m’envole. ” Brigitte, 9 ans.

     “ La flamme s’est éteinte, dans les coulées de cire demeurent figés mes souvenirs perdus. ” Eric, 10 ans.

     Je pense à Bachelard et à sa “ Poétique de la flamme ”. J’hésite, Bachelard est difficile, et pourtant le lendemain j’écris au tableau :

     “ Tout rêveur de flamme est un poète en puissance. Toute rêverie devant la flamme est une rêverie qui admire. Tout rêveur de flamme est en état de rêverie première. ” Vives réactions de tous. “ Qui a écrit ça? Qu’est-ce qu’il a encore écrit ? Lis-nous d’autres passages.

     Malgré les difficultés que présente le texte de Bachelard, ils l’assimilent avec une précision et une rapidité surprenante. D’emblée ils entrent sur les voies du philosophe poète, non pas à sa suite mais avec l’intuition de l’avoir à la fois précédé, à la fois retrouvé.

     Dans un incessant et subtil tâtonnement émotionnel sur un fond d’expression libre totale, de profonds liens se sont noués entre le maître et l’enfant créateur.

     Bachelard devint, pour certains, un ami chez qui ils recherchèrent des émotions communes.   

 

     Prenons la création musicale... X. 12 ans, passé douloureux, mère disparue, père emprisonné, passages successifs en maison d’enfants. Les disciplines scolaires et didactiques le rebutent. Il peint, il danse, il fait du théâtre, il écrit des textes libres, il crée des musiques.

     Il interprète un jour, devant le groupe, sur le dos d’un piano démonté, une de ses compositions libres intitulée : “L’orage ”. Le groupe applaudit, analyse, décortique et ressent, particulièrement après le déchaînement des éléments, l’apaisement que procurent les dernières notes... La fin tombe, sur un accord parfait.

     Nous lui faisons remarquer qu’un grand musicien, Beethoven, a composé sur le même thème une symphonie bâtie sur le même plan.

     Aussitôt, engouement de X. Il veut tout de suite savoir qui était Beethoven. Comment était Beethoven, l’homme, son visage, son histoire. Nous n’avons sous la main que Le Petit Larousse. Avec application et fébrilité il cherche, il découvre une représentation de la tête du musicien. Il se met à la reproduire au crayon, une bonne cinquantaine de fois... il anime la petite image grise, lui compose des expressions et va même jusqu’à lui donner une stature, et l’asseoir au piano.

     En même temps il entreprend une série de conférences sur Beethoven, écoute et fait entendre les œuvres du maître, entraînant dans son sillage d’autres enfants passionnés par les exposés.

     Mais X. ne s’arrête pas là. Naissent alors trois grandes peintures dans lesquelles il met son héros en scène. D’abord directement au pinceau (trait noir sur fond blanc 1,20 m x 0,80 m) le portrait du musicien, puis le maître, habillé en chanteur moderne (face à un micro) qui pleure sur le malheur de sa surdité et enfin l’apothéose : “ l’orchestre ” qu’une inscription en haut à droite du dessin signale par cette invite : “ Ce soir, il y aura Beethoven. ”

     Il faudrait analyser cette étrange interférence qui, à travers les œuvres réalisées, a établi entre le maître et l’enfant, des liens émotionnels et culturels.

     Je pourrais, au risque de fatiguer le lecteur, multiplier des exemples de ces rencontres en math, en danse, en théâtre. Si j’ai tenu à citer ces exemples, qui furent autant pour nous que pour les enfants, des déclics, déclics dans la construction de notre savoir et de notre être, c’est pour essayer de mettre en évidence, à travers des actes vécus, les voies de la création, ses chemins depuis sa formation “ pulsionnelle ”, son émergence, sa concrétisation jusqu’aux signes évidents d’intégration par l’enfant, d’un véritable savoir.

     Il me semble que ces exemples expliquent aussi cette nécessité pour l’être à la recherche de lui-même :

1. De pouvoir en créant exprimer ce qu’il est. J’ai entendu Changeux dire à France Inter : “ la création est difficile à expliquer, elle appartient à la condition de l’homme ”.

2. De “ savoir être au mieux dans les plis de son existence ” afin de pouvoir ingérer à son rythme et avec efficience les connaissances exigées souvent d’une manière contraignante par l’institution scolaire.

 

     Comment favoriser  cette éclosion qui mène à la création ? Comment, pour la faire émerger et reconnaître, peut-on la concrétiser ?

     C’est du déjà dit certes, mais peut-être qu’en braquant le spot à nouveau sur ces questions, éclairerons-nous davantage notre lanterne.

     Redirons-nous la nécessité d’un élément de liberté au sein d’un groupe organisé techniquement, qui sert l’enfant et que l’enfant sert ? Climat de liberté qui lui permette cette lente remontée de “ son moi profond ”. (Un authentique texte libre ne se prépare pas le soir à la maison. Trop d’influences s’exercent alors sur l’enfant. Le texte libre doit pouvoir “ être craché ” au moment où le besoin d’écrire se fait sentir, et pour cela la classe doit pouvoir offrir un “ ailleurs ” un espace dégagé de toutes contraintes familiales).

     En dessin, cette lente remontée, qui amène à la concrétisation de ce besoin intérieur, semble incontrôlable, le geste qui l’amorce et le précise apparaît d’abord comme une action tâtonnée (du moins chez les plus jeunes) sans organisation préalable.

     Regardez un petit de la maternelle qui s’élance sur sa feuille blanche, il démarre d’un geste impérieux.  Ce n’est pas seulement une trace sur la feuille, c’est une gestuelle, un langage, quelquefois une chanson, un mouvement du corps. C’est un petit drame imaginé sur le plan moral, humain, qui va beaucoup plus loin que ce qu’en retient la feuille blanche abandonnée au seul crayon.

     Cette impétuosité du geste se retrouve dans les tags des ados, lignes qui crient, sur les murs honnêtes, leur douloureux mal de vivre. Pour eux, pas ou peu de groupes compréhensifs, de groupes d’échange. Devant eux rien que le groupe société féroce et inhumain.

     Dans nos classes organisées pour que l’enfant gère son temps et son travail, le groupe vit comme un être social, groupe qui est beaucoup plus que la somme des individus qui le composent, devant lequel chacun présente son œuvre, est reconnu et existe, à travers elle.

     C’est là que s’instaure l’échange, la solidarité, l’absence de compétition, ovations, questions, réponses... Ce qui n’était au départ que le résultat heureux mais fortuit d’un tâtonnement, s’analyse, se construit, se décortique, révèle la technique le plus souvent employée, amenant chez l’auteur une prise de conscience de sa reconnaissance par le groupe, de son savoir-faire.

     Ainsi, avec la possibilité laissée à chacun de jeter son œuvre dans l’arène, se construit sur les assises d’un savoir être, le savoir, base de toute connaissance.

     Sans cette appartenance au groupe, l’individu n’aurait pu toucher cette dimension qu’il ne peut atteindre seul.

     De même qu’il est nécessaire d’admettre la globalité de l’activité de l’enfant dans la recherche et dans son expression, il est souhaitable de s’abstenir d’y coller des étiquettes, et de ne pas vouloir l’orienter. C’est là l’acte essentiel pour protéger ce qui va naître, souvent fragile, inconnu, et que la moindre maladresse peut, sinon détruire, tout au moins infirmer.

     Mais chaque éclosion vient à son heure, et ce n’est que, lorsque le bouton de la création a pu s’ouvrir largement, révélant dans son épanouissement l’architecture intérieure de son auteur, qu’on pourra avec efficience mettre l’enfant en présence des œuvres d’un Maître, ayant traduit dans le même registre ou dans un registre différent des émotions identiques.

     Alors, il sera prêt à accrocher à sa chaîne d’expérience vécue et concrète, ce nouveau maillon. Riche d’un savoir nouveau, intégré, assimilé, il repartira à travers un tâtonnement incessant à la conquête d’un nouveau savoir.

     “ Ils (les enfants) trouvent sans chercher, c’est pour cela qu’ils deviennent suspects aux penseurs qui s’épuisent à courir les chimères. ” (E. Freinet) “ Il y aura, ici, dit encore Élise Freinet (précède tout un chapitre sur “ Comment combattre le pompier ”), opportunité à montrer des œuvres de grands Maîtres aux élèves (suit une énumération de grands noms de la peinture, assortis de traits qui caractérisent leur œuvre). Mais, ajoute-t-elle, il faut aussi “ garder la vision personnelle de l’enfant ”.

     Il ne s’agit pas de mettre entre les mains des élèves, ces reproductions d’œuvres de Maîtres. On courrait ainsi le risque de susciter la simple copie, du moins une sorte d’envoûtement qui pourrait suggérer des créations “ à la manière de... ”.

     Ce respect de la vision personnelle de l’enfant implique, nous le répétons, un éducateur catalyseur, à l’écoute, qui sait reconnaître le déclic. Ce déclic qui amènera l’enfant à rejeter toutes les concrétions psychiques accumulées depuis sa naissance, à rétablir les circuits manquants dont l’absence, d’une manière ou d’une autre, bloque le processus de sa construction interne.

     Alors, je crois qu’on pourra amener les Grands Maîtres (dans toutes les disciplines), et, alors, seulement ! On ne dit pas à un enfant qui va faire un texte libre, “ va voir avant ce que tel ou tel a écrit.

     Pourquoi en serait-il autrement pour le dessin, la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre, la danse, en un mot pour toute réalisation émanant de l’être ?

     Ce faisant, ce n’est plus “ à la manière de ” que l’enfant travaille. Il a précédé, retrouvé, le Maître qui devient son compagnon.

     Il ne s’agit nullement de savoir s’il fait autant ou mieux qu’un artiste, mais bien plutôt de l’aider à se construire le plus harmonieusement possible, tout en respectant les conditions de développement de l’espèce humaine.

     Plus que jamais, nos jeunes, dominés par une technologie galopante qui les “ déboussolent ” auraient besoin de se retrouver autrement qu’à travers les images virtuelles de leurs écrans ! Images qui ne demeurent dans leur formation qu’un ersatz d’expériences vécues.

     Oublier tous ces principes au nom d’une Sainte Kulture, c’est amener l’être à des comportements incontrôlés et incontrôlables dont chaque jour nous percevons les malheureux échos.

     Il nous faut à travers l’enfant retrouver l’homme, permettre à chacun d’appréhender la culture par ses propres passerelles et mettre en commun ses savoirs.

     J’ai entendu le professeur A. Jacquart dire, en substance : “ L’utopiste c’est celui qui choisit une étoile pour savoir où il va. Il n’atteint pas son étoile, mais il continue à savoir où il va.

Clem. Berteloot

 

     Conclusion... provisoire…

     Il semble que la question de la place de la culture dans l’acte pédagogique, de la part qu’elle occupe, des mélanges que son “ introduction ” provoque, peut se poser de façon plurielle dans les classes en pédagogie Freinet. En tout cas, les rapports entre savoirs individuels, personnels, privés d’une part, les savoirs que la classe se construit coopérativement et les savoirs socialement et historiquement repérés sont permanents. Les “ grandes œuvres ”, on l’a vu, peuvent arriver à différents moments de la création. Il y a selon l’être de chacun des dosages différents, des mises en œuvre variées. Nous retrouvons heureusement dans les classes coopératives comme ailleurs de grandes variables et nous aurons sans doute encore longtemps à en partager les complexités... pour, petit à petit, savoir chacun ce que l’on fait, pourquoi, comment ?

     Les enfants tout comme les adultes n’arrivent pas vierges, quels que soient leurs milieux de vie et leurs enracinements dans la communauté des hommes. Il reste aussi que “ nous sommes en grande partie les liens que nous tissons ” (A. Jacquard) à des étages de vie multiples, étages entrelacés patiemment.

     “ Un savoir non partagé humilie ceux qui n’y ont pas accès ” rappelle B. Cyrulnik. Il nous revient certainement d’être des passeurs de cultures, des architectes bâtisseurs de ponts et passerelles et donc de sans cesse partager aussi entre adultes nos savoirs.

 

Dossier coordonné par Sylvain Hannebique avec des apports de Jean-François Denis et Clem Berteloot.

Encart 1

      “ Quand les sociétés fourniront à chaque individu dès le plus jeune âge, puis toute sa vie durant, autant d’informations sur ce qu’il est, sur les mécanismes qui lui permettent de penser, de désirer, de se souvenir, d’être joyeux ou triste, calme ou angoissé, furieux ou débonnaire, sur les mécanismes qui lui permettent de vivre en résumé, de vivre avec les autres, quand elles lui donneront autant d’informations sur cet animal curieux qu’est l’Homme, qu’elles s’efforcent depuis toujours de lui en donner sur la façon la plus efficace de produire des marchandises, la vie quotidienne de cet individu risquera d’être transformée. Comme rien ne peut l’intéresser plus intensément que lui-même, quand il s’apercevra que l’introspection lui a caché l’essentiel et déformé le reste, que les choses se contentent d’être et que c’est nous, pour notre intérêt personnel ou celui du groupe auquel nous appartenons, qui leur attribuons une “ valeur ”, sa vie quotidienne sera transfigurée. Il se sentira non plus isolé mais réuni à travers le temps et l’espace, semblable aux autres mais différent, unique et multiple à la fois, conforme et particulier, passager et éternel, propriétaire de tout sans rien posséder et, cherchant sa propre joie, il en donnera aux autres.

     Mais surtout, débarrassé du fatras encombrant des valeurs éternelles, jeune et nu comme au premier âge, et riche cependant de l’acquis des générations passées, chaque homme pourra peut-être alors apporter au monde sa créativité (...) il traversera l’écharpe irisée de l’imaginaire, ce qui lui évitera de se soumettre, menottes au poignet, à l’autorité de la socio-culture, qui a déformé les systèmes nerveux à son avantage ... ”

Henri Laborit, « Éloge de la fuite »

 

“ La part du maître est faite d’écoute, de permissivité, d’exigence, d’apports personnels. Il faut savoir accueillir, refuser et avec quel doigté ! Et le doigté suppose la culture ”.

Elise Freinet

 

Encart 2

     La banque de « réponses » regroupe des textes d’auteurs et d’enfants, de reproductions de peintures d’enfants et d’artistes, et d’illustrations musicales d’enfants ou de grands compositeurs. Elle est actuellement en cours d’élaboration sur CD-Rom.

     Voici la liste des thèmes :

0-Ecrire / 1-Les animaux / 2-La mer, le monde marin / 3-Le merveilleux, le fantastique, les contes / 4-Le bonheur, le malheur, la tristesse / 5-La fête, la musique, la danse, la table / 6-Le mariage, le divorce, la famille / 7-La violence / 8-La peur / 9-La vie, la mort, la naissance / 10-L’amour, l’amitié / 11-La solitude, les autres / 12-La religion, les croyances / 13-La liberté / 14-Le temps qui passe / 15-Les saisons, le temps qu’il fait / 16-La nature, les arbres, les fleurs / 17-La montagne / 18-Les éléments : l’eau, l’air, le feu, la terre / 19-Les sens / 20- La nuit / 21-Le sport, les loisirs, les vacances / 22-Noël / 23-Le travail, la peine des hommes / 24-La ville, la campagne / 25-Les couleurs / 26-Le rêve, la folie, l’imaginaire / 27-L’univers, les planètes 28-L’école / 29-Le racisme, la haine, l’étranger / 30-Qualités et défauts / 31-La beauté (D’après un travail réalisé par le groupe ICEM du Pas-de-Calais.)

 

“ Je souhaite une culture faisant l’école buissonnière, le nez barbouillé de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de pantalon et cherchant à travers les taillis de l’imaginaire le sentir de désir. ”

Henri Laborit, « Éloge de la fuite »

 

Pour en savoir plus : Le texte de Clémentine Berteloot a été publié dans le revue interne de l’ICEM : Coopération pédagogique, n° 92, mai 1997.– L’Ensorcellement du monde, de Boris Cyrulnik, Éditions O.Jacob.– Éloge de la fuite de Henri Laborit, “ Essais ”, Éditions Folio.– Dossiers thématiques du groupe ICEM du Pas-de-Calais : s’adresser à C. Castier, 2, rue du Long Chemin - 62910 Serques.– Créations, n° 78, septembre-octobre 1997, “ La part du maître ”.

 

 

     Je te propose de revenir à la définition et au statut de la « réponse » et par conséquence au regard porté sur la création enfantine.

     C’est dans l’article « le Passeur de culture », dans le Nouvel Educateur, que le concept de « réponse » apparaît. Ce terme est né dans ma classe et j’aimerais le préciser car il me semble qu’il ne suffit pas de donner un texte extérieur à la classe pour que celui-ci ait le statut de réponse tel que je la définissais.

     Pour moi, la réponse, ma réponse, est donnée au regard d’un texte d’enfant. Elle est le retour de l’adulte, du monde des adultes, à sa parole. Elle n’est pas pour lui dire comment on peut faire, elle n’est pas pour lui dire qu’il peut faire. Elle est la rencontre entre l’enfant et la culture, pour créer un ailleurs, un au delà, une tension nécessaire à l’avancée. Elle est pour créer ce que Michel Serres appelle un « entre-deux ». Il arrive qu’elle soit trop distante. Mais cela ne me gène pas. Il n’y a pas d’obligation au devenir de cette réponse. Parfois, je la lis et je l’explique pour permettre un accès. Parfois, elle ne devient rien !

     En tout cas, elle n’est pas pour amener les enfants « au sensible, au beau ». Car tout texte d’enfant est sensible. Et pour moi, la question du beau ne se pose pas. Je m’interroge beaucoup sur ces textes sur l’amour par exemple, qui arriveraient spontanément dans vos classes. Sur vingt année de texte libre dans ma classe, rares ont été les textes d’enfants qui traitaient directement de ce sujet. Et ce, quelques soient les écoles où je travaillais et les collègues qui me précédaient. Et, chez Clémentine et Maurice Berteloot, les textes qui parlaient de l’amour et qu’on trouve dans leur recueil, provenaient d’enfants adolescents, ce que nous n’avons pas dans nos classes. Alors prenons garde de projeter sur les enfants nos propres projets, nos propres modèles, ce que nous pensons qu’il serait bien qu’ils écrivent. En tout cas, abandonnons cette fausse idée du sensible qui valoriserait certains contenus au détriment d’autres. Il existe d’excellents romans, pleins de beauté et de sensibilité qui racontent la vie de gens qui font leurs courses à Auchan. Et a contrario, la collection Harlequin n’est pas de la meilleure veine. Prenons garde de ne pas amener les enfants de nos classes à se complaire dans une espèce de sentimentalisme qui les priverait d’une réelle action sur leur environnement et sur leur parole.

     Pour revenir au statut de la réponse, j’émets des réserves sur la qualité des textes d’enfants qui sont donnés comme réponse. Pour tout dire, je trouve certains d’entre eux de bien piètre qualité littéraire. Et c’est normal. Nous ne sommes qu’à l’école. Je tiens à ajouter que ces textes n’en gardent pas moins leur authenticité. Mais ils ne peuvent servir de référent.

     Alors pourquoi ces textes ? Pour montrer le possible ? Je dirais qu’il peut être montré autrement, par l’intervention de l’enseignant qui va aider, accompagner encore une fois. Car les textes qu’on leur donne, c’est ainsi qu’ils sont nés : par l’accompagnement d’un adulte, adulte qui s’est livré, qui a partagé son savoir, sa culture. Et là, c’est comme si nous avions peur d’accompagner, d’intervenir directement. Comme s’il fallait appareiller pour cacher l’intervention de l’adulte. Comme s’il fallait prouver la spontanéité de l’enfant.

     Il faut peut-être se demander, à l’image de Paul le Bohec, si cette réponse est utile à tous les stades de l’expérience d’écriture que se construit l’enfant. Peut-être doit-on le laisser produire suffisamment avant de lui faire apparaître un au-delà. C’est peut-être pour cela que certaines fois, il est difficile de trouver une « réponse » adéquate.

     Mais il nous faut chercher des réponses possibles, le plus souvent possible. Il existe des textes d’auteur facilement lisibles par des enfants de CP. Il y a là matière à travail. Pas pour des textes d’enfants, mais pour des textes d’écrivains fondateurs, reconnus ou non, de notre culture. Cela nécessite de la part des adultes un travail de culturation. Cela nécessite un travail de recherche et de formation pour chaque enseignant. Pas seulement un travail de compilation, mais une recherche de compréhension de l’acte de création, d’ouverture, d’apprentissage pour l’adulte.

     Je dirais aussi, pour clore ce chapitre sur la réponse, que pour moi, elle n’est pas un outil didactique qui permettrait l’approche de telle ou telle notion à travers une production identifiée par sa technique. Elle n’est rien d’autre qu’un apport culturel, une porte ouverte sur le monde pour permettre à l’enfant de continuer à écrire des textes libres.

     Un texte libre est le résultat de rencontres. Celle d’un enfant avec d’autres enfants, avec un enseignant, avec une classe et son histoire plus ou moins longue, plus ou moins construite. Un texte libre naît de l’influence des autres, de l’idée d’un autre. Je ne crois pas à la génération spontanée en matière d’idée. Je crois à l’écoute, à l’attention, à la sollicitation, à la proposition. Pour un enseignant, pratiquer le texte libre, c’est admettre d’abord qu’un enfant apprend avec les autres. Et que lui, l’enseignant fait partie de ces autres.

     Inutile de dire que ma part, à la réception du texte, est très importante et que je la revendique. Je questionne l’enfant, je lui retourne un regard sur ce qu’il a écrit, regard qui se constitue à la fois sur ma conception d’enseignant et sur ma culture et mon rapport à l’écrit. Ce regard doit être à la fois plein d’exigence et d’empathie, plein d’ambition pour l’enfant et d’acceptation de ce qu’il est. A ce moment je ne pense pas en terme de « série percolée ou liquide ». Je ne doute pas de son engagement dans ce qu’il a écrit. Je n’en ai pas le droit. Je trouve parfois que nous avons une propension à techniciser notre approche du travail avec les enfants qui nous empêche de les accompagner là où ils sont.

     Pour terminer, je voudrais affirmer que les enfants de nos classes ne sont pas des écrivains, pas plus qu’ils ne sont artistes peintres. Ils ne sont pas artistes et nous n’avons pas pour mission d’en faire des artistes. Clémentine et Maurice Berteloot, après avoir monté il y a quelques années une exposition, l’avaient intitulé « l’enfant créateur ». Ce titre affirmait ainsi que notre travail se situait dans l’apprentissage de la création, dans l’action. Et que plus que le résultat, c’est l’acte, dans son pouvoir libérateur, qui compte. Prenons garde de ne pas nous laisser éblouir par les apparences esthétiques des productions d’enfant au détriment du geste et du mouvement. Ce qu’il me semble donc nécessaire pour permettre aux enfants d’apprendre à dire (de façon générale), c’est d’abord la promotion de l’engagement de l’enseignant dans l’accompagnement de l’enfant. Au regard de cet engagement, il nous faut constater l’influence de cet enseignant, porteur d’une histoire, d’un regard, d’une pensée. Il nous faut constater la porté de cette histoire et questionner alors la question de la variété, de la différence des enseignants qui permettent aux enfants une multiplicité de rencontres et d’expériences. Il nous faut questionner la culture de chaque enseignant et faire de cette culture le premier acte de formation.

     Dans le même temps, il nous faut continuer à définir ce qu’est notre travail, notre action. Il nous faut continuer à interroger la portée et les modalités d’une éducation à la création.

 

J.F. Denis

 

 

 

     Pour terminer sur ce sujet, un extrait du livre intitulé "Le vol du vampire" (Mercure de France, 1981) de Michel Tournier : "Oui, la vocation naturelle, irrépressible, du livre est centrifuge. Il est fait pour être publié, diffusé, lancé, acheté, lu. La fameuse tour d'ivoire de l'écrivain est en vérité une rampe de lancement. On en revient toujours au lecteur, comme à l'indispensable collaborateur de l'écrivain. Un livre n'a pas un auteur, mais un nombre indéfini d'auteurs. Car à celui qui l'a écrit s'ajoutent de plein droit dans l'acte créateur l'ensemble de ceux qui l'ont lu, le lisent ou le liront. Un livre écrit, mais non lu, n'existe pas pleinement. Il ne possède qu'une demi-existence. C'est une virtualité, un être exsangue, vide, malheureux qui s'épuise dans un appel à l'aide pour exister. L'écrivain le sait, et lorsqu'il publie un livre, il lache dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d'oiseaux de papier, de vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. A peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur qu'il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est : un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement - comme sur le visage d'un enfant les traits de son père et de sa mère - les intentions de l'écrivain et les fantasmes du lecteur. Ensuite, la lecture terminée, le livre épuisé, abandonné par le lecteur, attendra un autre vivant afin de féconder à son tour son imagination, et, s'il a la chance de réaliser sa vocation, il passera ainsi de main en main, comme un coq qui tamponne successivement un nombre indéfini de poules."

 

 

     Philosopher (?) à l'école élémentaire. Il arrive qu'un "Quoi de neuf ?" ou un texte arrivé "inopinément" révèle une préoccupation, une interrogation profonde, une douleur, une inquiétude sur lesquelles il paraît important de s'arrêter. Ce peut être l'occasion de "creuser" un thème et de déclencher éventuellement (ou de faire "monter à la surface") une expression similaire chez d'autres enfants. Il y a régulièrement dans la classe des moments de réflexion organisés (mais jamais pré-programmés !) sur des thèmes ainsi mis à jour. D'un point de vue formel, je note toutes les idées émises au tableau, en les triant ("pour ou contre", "d'accord ou pas d'accord", etc...). Je distribue ensuite un post-it à chaque enfant, sur lequel il note quelques idées qui le concernent particulièrement, et qui est ensuite rangé dans le cahier d'écrivain. Il arrive alors (ou non...), quelques jours ou quelques semaines plus tard, que des textes, souvent très intéressants, voient le jour et viennent former une "descendance" à la parole ou au texte déclencheur...

 

 

     Des textes sur les textes (des "métatextes" ?). Ils sont arrivés dans la classe en deux temps correspondants à deux niveaux de réflexion. Le "premier niveau" concerne le texte en tant qu'objet, dans lequel les enfants racontent comment, matériellement, ils écrivent librement dans leur cahier d'écrivain (on écrit, on met son cahier dans le "bac à corriger", on corrige ses fautes avec le Colortho, on recopie, etc...). Ca n'influe pas vraiment sur le fond de la suite de la production...

     Le second niveau amène au contraire, d'un seul coup, un approfondissement de l'expression, parce qu'il fait sans doute prendre conscience d'une fonction "supérieure" du texte. Ce niveau, c'est celui de la réflexion sur la qualité du contenu. L'enfant qui produit ce genre de réflexion montre par là même qu'il est parvenu à un stade où le texte libre est vraiment devenu un canal d'expression authentique et réfléchie, et où l'écriture est vraiment devenue un besoin fortement enraciné.

 

On touche le ciel !
 

 Nous avons tellement grandi
 que nous pouvons toucher le ciel.
 
 Avec nos mains, nous touchons le ciel !
 Avec nos pieds, nous touchons le ciel !
 Avec nos genoux, nous touchons le ciel !
 Avec nos têtes, nous touchons le ciel !
 Avec nos doigts, nous touchons le ciel !
 
 C'est par nos textes, nos danses,
 nos craies grasses et nos peintures
 que nous touchons le ciel...
 
 Avec nos yeux, nous fixons le beau ciel.
 On le regarde très, très loin
 et l'on se perd dans ce blanc, dans ce bleu...
 Ce qu'on aime le ciel !
 
 Alexandra et Malory, CM1, 5-03.

 

 

     Le texte et son "avenir communicatif". Tout texte écrit dans la classe est en principe diffusé. Il existe cependant une possibilité d'exception, qui est une donnée fondamentale de la protection de l'expression : chaque enfant doit être assuré qu'il peut tout écrire, mais que son écrit peut s'il le désire rester confiné à la classe, avec la confiance dans le silence du maître et de ses pairs, ce qui entre dans le cadre de la loi de classe "Respecter les autres". C'est une condition plus qu'importante pour la libération de l'expression.

     

     Il ne m'est arrivé qu'une seule fois de recevoir un tel "véto" à la diffusion, lorsque je travaillais en MECS, à propos d'un texte dans lequel une enfant se posait explicitement comme victime d'une violence paternelle. Elle avait accepté de présenter son texte à la classe, en demandant d'abord à tous de ne pas en faire mention à l'extérieur, et qu'il ne soit pas inclus dans le prochain recueil de textes. Par la suite, elle a pris conscience de la "puissance" de l'écrit, en souhaitant justement qu'un autre texte, porteur de la même mise en cause, soit publié afin de "faire savoir"... Le rôle du maître n'est pas simple à assumer dans un tel cas.

    

     Le premier public des textes est constitué par les élèves de la classe. Les présentations ont lieu chaque jour, en début d’après-midi. La séance est régulée par le « maître de la parole » (un des « métiers » de la classe, qui tient également les sabliers (trois minutes de discussion consécutivement à la lecture d’un texte). L'enfant qui désire communiquer son texte à ses pairs s’inscrit sur une grille prévue à cet effet, vient au pupitre, lit son texte, montre son illustration, et répond aux questions. Un vote, qui juge la qualité de la présentation (expressivité de la lecture) et non pas la teneur du texte, permet de colorier une case sur le plan de travail : "vert" si c'est positif, "bleu" si c'est négatif.

     Le « deuxième cercle » est celui des parents, qui écoutent quelques lectures de textes lors des « présentations du travail », deux samedis matin par période, et par les correspondants. En effet, chaque lettre personnelle est accompagnée d’un texte soigneusement recopié, sur lequel il pourra y avoir – ou non – un commentaire dans la lettre en retour…

     Tous les textes, sauf avis contraire des auteurs, sont ensuite tapés à l'ordinateur. J’utilisais encore une imprimerie lorsque je travaillais en classe spécialisée avec un très petit effectif. La classe disposait de deux casses d'imprimerie (corps 18 et corps 12) ainsi que d'une presse à volet, matériel que j'avais acheté à la C.E.L. de Cannes au début des années 80. Archaïsme ? Sûrement pas ! Outre qu'elle introduit dans la classe un vrai "travail d'ouvrier qualifié" et qu'elle implique la coopération dans un indispensable travail d'équipe (à l'inverse de l'ordinateur !), les qualités formatrices de l'imprimerie sont innombrables... Un texte soigneusement imprimé et décoré d'un beau lino donne de plus ponctuellement à l'écrit un statut d'oeuvre d'art. Il est vrai, toutefois, que les textes s'allongeant, les casses furent de plus en plus souvent délaissées au profit de l'ordinateur. Celui dont je dispose actuellement en classe est ouvert pendant le travail personnel, d’autres sont disponibles en BCD : cinq places qui sont également occupées pendant les moments de plan de travail.

     La classe publie ce qu'elle produit de textes dans un recueil intitulé depuis quelques années « Ecoutez deux minutes ». Il y a quatre numéros par an. Ils sont illustrés par des réalisations d’arts plastiques (nos « graphismes »), et vendu aux familles et au personnel de l’école. Mais il est parfois difficile d'obtenir un regard valorisant de la part d'adultes - même professionnels ! - pour lesquels l'expression enfantine n'est pas a priori intéressante, ou qui n'y voient que de bons "mots d'enfants" ou des formulations savoureuses (cela ne va d'ailleurs pas sans un impact regrettable : c'est une incitation à l'infantilisme et à la régression affective !)

     Parfois, surtout dans le cas de textes longs et dont la structure permet un découpage facile en plusieurs épisodes, l'auteur peut décider la confection d'un "petit livre" qui sera vendu séparément. Lorsque j'ai lancé une production de textes libres dans ma classe, je me suis posé la question d'une diffusion motivante et surtout rapide. Les enfants, pour lesquels c'était une complète nouveauté, auraient probablement été déçus de devoir attendre, pour recueillir des impressions extérieures sur leurs premiers écrits, la publication d'un album prévue pour six semaines plus tard... J'ai donc "réactivé" un "truc" reçu de Sylvain Hannebique : la confection de petits livrets mettant en valeur un seul texte, faciles à fabriquer, et prêts à être diffusés dans un délai très court. Ces petits livrets, vendus au profit de notre coopérative de classe, ont connu un certain succès, et même suscité quelques vocations de collectionneurs chez les acheteurs habituels. Voici la démarche suivie :

     1. Pour tout texte narratif qui peut facilement être découpé en épisodes, je propose à son auteur d'en faire un "petit livre". Il est libre d'accepter ou non...

     2. Suit une discussion à propos du découpage du texte en paragraphes, en cherchant des articulations logiques, ce qui amène parfois à une réécriture partielle du texte. C'est le moment de choisir entre deux configurations : quatre pages si l'on n'envisage qu'un recto, sept si l'on utilise un recto/verso (il faut laisser une "page" libre pour la couverture).

     3. Le texte est tapé à l'ordinateur et sorti sur l'imprimante. On utilise rarement l'imprimerie pour ce type de travail.

     4. Les morceaux du texte et les dessins d'accompagnement sont collés sur une demi feuille de format A3 coupées en deux dans le sens de la longueur et pliée en quatre en accordéon.

     5. Cette "maquette" est photocopiée, après un calcul du nombre d'exemplaires voulus (classe, correspondants, bilan des ventes précédentes).

     6. Une équipe choisie par l'auteur s'occupe du pliage des exemplaires et du collage sur chacun d'eux d'une "couverture" photocopiée sur du papier de couleur.

     7. Comme tout le monde profite de la coopérative, tout le monde participe à la vente, même le maître !

    

     Les "vampires de papier" prennent alors leur envol et nous échappent...

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